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Journal - Page 6

  • Pages de mon Journal : du 17 au 22 mars 25

    A savoir : comme il est facile de perdre pied au sein de mes semblables. La littérature, elle, ne pose que des pierres d'attente : habiter le monde, c'est aussi le raconter, dans tous ses états. Sans pour autant se soumettre à une école ; de furieuses dissensions avec les théoriciens de tous crins, avec ceux qui ont voulu au long de ma vie m'orienter dans telle ou telle direction que je n'avais pas choisie. Opter pour le baroque, pour contredire l'époque. Dans la musique : Bach l'inévitable, Haendel ou Purcell ; aussi bien que dans l'écriture mienne, tributaire qu'elle est d'une audience des plus limitées (dans ce domaine plus que jamais, se garder des compromissions). Etre soi, d'abord.


    C'est Picasso qui disait : "Lorsque je peins, j'essaie toujours de donner une image inattendue, inacceptable et donc écrasante du monde." L'art, lui, ajoute un périmètre de présences, visibles lorsque nous nous rapprochons d'elles. Ces présences deviennent ensuite signes, sans que rien ne soit tout à fait clos dans les formes empruntées. Une autre appréhension du regard en ses richesses que concrétise dans les arts plastiques la toile peinte, mais qui ne change à peu près rien à la marche du monde in fine. Seul souci qui vaille : rester fidèle à la mesure justement, du face à face. Seule fait foi la puissance scrutatrice du regard, le plus précieux bien qui nous est donné.

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    Lu quelque part que la vie sait ce que le vivant ne sait pas : l'épouvante que ce serait de s'imaginer vivre au-dessus de la vie alors même qu'elle nous constitue, qu'elle nous marque du sceau de sa présence, sans pour autant nous donner les clés de l'enceinte. Tout comme déraisonnable est cette idée de s'approprier ce qui nous déborde continuellement, à quoi l'on finit par donner le nom d'"histoire", pour résumer. Mais les arbres ne pourront toujours empêcher le jour de se produire, si grandes que soient leurs ombres. Et les historiens ne feront jamais mieux que remuer dans le contre-jour une poussière dédorée.


    Après la rue des Peupliers, celle des chevaliers de l'Arc. Manière de remonter depuis la Marne jusqu'en terre cristolienne, mon naturel sauvage dût-il en pâtir. Y* me faisant remarquer que ce n'étaient pas des castors que j'avais pu voir se prélasser sur les berges, mais des ragondins, assurément moins plaisants à évoquer.
    Là, un frêne centenaire jette haut ses feuillages, maîtrise son floconnement ténébreux de l'intérieur. Le temps qui s'y love semble avoir suspendu toute idée de mort, rédimée par les rayons qui se faufilent sur le sentier. Un grand portail de pierre rousse commande un arrêt qui tient du recueillement. Près d'elle, de minces veines courent sur la peau diaphane de ses tempes. C'est une heure particulière où l'air embaume, le printemps est bien là, malgré tout. Le monde et ses rituels désolants s'effacent, les mots se gorgent de sève pour se vider de leur contenu pratique... une façon d'errer, porté par un songe plus vrai que la vérité même.


    Le poète immobilise-t-il l'espace ? Je ne le crois pas : au contraire il en multiplie les reflets, en dérange le déroulement régulier. Une façon de le distraire du temps des origines aussi. Pour, brièvement, tenter de traduire au mieux l'intraduisible. Certains dont je ne suis pas se risqueraient à avancer : "broder sur le vide".
    Au vrai, la poésie met en forme un temps de la fragilité, qui échappe au temps classique, en ce sens qu'il ne se contente pas de restituer : mais de dissocier, pour recomposer, à sa manière. Cette recomposition me plaît dans sa formulation même. C'est bien là l'une des caractéristiques de la diérèse, morceler pour assembler. E* : "J'aime ce côté improvisé de la revue, on n'y a pas l'impression d'une unité de façade, qui répondrait à des censures inavouées."


    Sur la côte d'Odemira, au Portugal, des milliers d'abeilles de l'espèce Eucera ont été préservées dans leur cocon pendant près de 3000 ans (cas unique de momification naturelle survenu durant une période de refroidissement global du climat). Le genre de nouvelle qu'il me plaît de lire pour contrebalancer un tantinet ces souffles nauséabonds qui nous viennent ces temps-ci des quatre coins de l'horizon.  Poétiquement parlant, j'y décèle ce que Stephen Hawking appelait "le rayonnement des trous noirs". Captifs que nous sommes, et plongés dans une optique plutôt ténébreuse pour l'avenir de l'humanité. Sachant que le temps n'est plus à jouer. 
    Me revient à l'esprit l'émouvant poème de Jean-Paul de Dadelsen, intitulé "Bach en automne" - pour prolonger la métaphore, aiguillée par le thème éternel de la nature :
    "Le renard pris au piège à dents aiguës se coupe une patte pour retrouver
    Sa libre faim parmi les arbres noirs. La chenille se hâte vers le soir
    Où elle ira se brûler à la lampe. Le cerf brâme après la fraîcheur des eaux.
              Rien n'est tout à fait muet.
    Même la pierre est active. Rien ne se refuse, sauf,
    Quand elle se complaît à elle-même dans les ténèbres de sa captivité,
                               L'âme."


    Daniel Martinez

  • "Pas plus que cela", un poème de Daniel Martinez

    Sur la façade aux écailles de schiste
    chuchotent des voix le jour s'y appose
    à cet instant de la traversée il rend à l'espace
    l'enveloppe de nos corps
    dans un bouillonnement de dentelles 
    entre le son et l'oreille le flux particulier
    d'une très douce déraison
    où flottent des images chères


    Epuise-les sans y boire
    car derrière tes yeux il n'y a
    plus que mille petites torsions 
    et sinuosités vertes pour figurer
    les fougères qu'éclaire la nue bleue
    tu n'en peux déceler à cette heure
    que l'ombre de l'ombre d'une âme
    tel un secret entre d'autres secrets 
    quand les vérités paraissent trop amères
    et que l'odeur-mère de la profondeur
    convoie le grand lieu hauturier et mobile
    sur sa face immobile l'infini compresse l'infime


    Nous sommes là
    toi fleur étoffe femme
    entre l'œil et le regard sans lieu
    sans le babil des heures ni la tension du vide
    des créatures indécises 
    entrées en pauvreté
    ayant fui la nuit glacée
    et ton sourire figure à lui seul
    ces miettes
    de pain conquises d'un rien
    posées sur le rebord de la fenêtre
    où le hasard s'aventure
    initie l'absolue liberté de l'esprit


    La dérive des âges et des saisons
    nous rappelleraient-elles
    que l'essence de l'homme
    n'est pas d'être mortel mais de vouer s'il se peut
    le damier du monde aux bruns grisés de l'écorce
    des frênes dont les marbrures
    feraient oublier dans leur complexité
    le sans-poids des limites admises.


    Daniel Martinez
    16 mars 25

  • Pages de mon Journal : du 11 au 15 mars 2025

    En cela qui semble haleine montée de la terre chaude, mais heurte la logique des éléments, l'apparence seule entretient un imaginaire, qui élabore plus qu'il n'élimine. Une diffuse impression, née d'un décalage au sein de ce qui s'offre à la vue, levain d'une autre vie, à saisir au vol. C'est en se projetant dans ce qui voudrait être que l'on revient à l'ici, afin d'intérioriser le réel, de le rendre plus accessible. En bordure du corps, la terre alors paraît respirer... et nous de concert. La jonction s'est faite.


    Les pensées comme l'écriture cachent une absence, j'aime en recomposer la toile quand elle se détache du corps d'un passé présent. Ecrire en somme témoigne de sa propre disparition, à mesure que progresse la phrase, luttant pied à pied pour réussir à consigner des instants de vie : sous des signes à sauver du silence autant que de l'oubli. Une façon de s'arracher au temps.


    Dans le monde tel que nous le vivons, bon gré, mal gré, le désir de construire est-il plus fort que celui de détruire ?, ou plutôt parler de passion destructrice ! Oui, c'est bien elle qui prévaut. Dans le même temps, et pour se donner bonne conscience, l'homme se dit que les armes qu'il fabrique dans les temps présents ne sont plus faites pour servir mais pour mieux dissuader (dans le meilleur des cas). Certains y verront l'une des figures du poker menteur, où il s'agit d'abord d'impressionner l'adversaire ; ou bien de la roulette russe, de circonstance. N'y aurait-il moyen, in fine, de dissuader ces apprentis du chaos d'user dudit outil de dissuasion ? Peu probable, tant ce jeu mortifère est devenu un mode de communication inversé et reflète les rapports de domination constants depuis les tout premiers débuts de l'humanité.


    Repensé à Claude Simon, interviewé par Marianne Alphant, lui qui voyait les racines de la guerre proches de revendications plutôt paysannes d'esprit, la conquête à tout prix d'un carré de terrain supplémentaire, désir insatiable qui ne demanderait qu'à se concrétiser. Quelle en est la logique, tout juste avouable ? Effacer l'autre, donner libre cours à sa volonté de puissance.
    ... Souvenir aussi, c'était par une belle journée d'automne 97, de son fameux Jardin des Plantes qu'il m'avait dédicacé, de quelques mots échangés sans plus, dans une librairie du boulevard Montparnasse. L'œil vif toujours, la peau du dessus de la tête bronzé et tavelé par endroits - des taches de rousseur, ou de vieillesse ? Son amour de la littérature, celui-là même qu'il avait manifesté dans son entretien avec l'auteure en germe de "César et toi".
    C'était une époque où le Prix Nobel de littérature avait un poids certain, Simon citait entre autres Valéry - plus très en vogue par les temps qui courent -, parlait comme son prédécesseur d'"effort au style". Dans "Agathe", merveilleux condensé de poésie, quelques mots retenus entre tous : "Je berce ma vérité, je rêve ce que je suis". Tout est là, dans son absolu dévoilé.

     

    Avec la lenteur d'un glacier qui se délite et glisse sur lui-même, avec ces larves dormantes dans les eucalyptus géants de mon enfance, avec ces scarabées que plantait malicieusement la pie-grièche sur les épines du grenadier érigé dans la vaste cour, avec la longue patience des feuillages emportés dans le sans-mémoire de l'époque, la grammaire bafouée de la nature, avec, de l'orée à l'oreille la muette loi des mots, avec ce que le visage nu éclaire de la première de nos angoisses, où les figures se font cendres, et blancheurs, les émouvantes soieries de la petite mort, ces quelques pas de danse esquissés au balcon sans garde-corps, avec...

     

    Daniel Martinez