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"Sur le chemin du retour", de Jean Laude, éditions Club du Poème, nov. 1967, 54 pages, 300 exemplaires (les 12 premiers entés d'illustrations originales d'Yves Mairot)

Jean Laude, né le  à Dunkerque et mort le est un poète, ethnologue, critique et historien de l'art français, spécialiste du primitivisme fauviste, du cubisme et des arts africains.

Son premier recueil de poèmes (non mentionné sur Wikipédia) - sur les 14 qu'il fit éditer de son vivant a été illustré par Yves Tanguy, voici l'une des lithos l'accompagnant : 

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     Son premier recueil donc avait pour titre Le Grand Passage (éditions du Dragon, 1954). Jean Laude concevait la poésie comme un acte qui doit "mener à ce qui est" (in Le Mur bleu, 1965). Nourri de l'œuvre des présocratiques Empédocle et Héraclite, lecteur assidu de Novalis et Hölderlin, il a voulu élaborer une écriture qui identifie l'Etre et la parole. Fuyant tout pittoresque, réduisant l'univers sensible aux éléments essentiels (l'arbre, l'oiseau, le sable, la mer, ou ici la montagne...), ses textes, constitués le plus souvent de versets irréguliers et fragmentés, expriment une quête de l'évidence première : harmoniser la parole et les éléments, ce serait assurer à l'homme l'éternité de la matière.
     Dans Le Grand passage, il écrit "Je porte la parole, pour tout pouvoir, un orage mort." Pour lui, l'espace investi (par l'écriture) renvoie l'homme non à la connaissance du monde, mais au doute introspectif. Toujours dans Le Grand passage, son livre fondateur : "Flux et reflux sur les sables, nous sommes envahis du dedans." L'apparente monotonie des sujets abordés par Laude dissimule, en fait, un mythe : la poésie doit être un retour aux origines du langage, au poète revient la tâche de retrouver une atlantide littéraire, qui recèlerait les mots d'avant la langue.

J'aime particulièrement son récit : Sur le chemin du retour, dédié à Zdenek Lorenc, poète surréaliste, prosateur et traducteur, tchèque. Entre mes mains, l'exemplaire que Jean Laude avait dédicacé à Gérard Guillot (1932-2021), journaliste, critique littéraire et poète de son état.

Pour les lecteurs du blog, quelques pages extraites du livre qui nous intéresse, où le narrateur s'adresse à une dédicataire inconnue de lui, virtuelle, ferment de l'écriture même. La symbolique de cette quête, fondue dans la nature environnante, ramène à la condition humaine, ses embûches, à accepter telles quelles.

Voici :

 

 

 

 

 

Qui pourrait vous envier ? Vous êtes une étrangère. Un peu plus étrangère qu'entre elles ne le sont les femmes de ce pays. A qui faire confiance ? A qui se confier ? Je vous invente. Vous êtes très libre. Il vous arrive certainement de rire ou de chanter et la tristesse envahit votre cœur. Mais la divine mélancolie s'accorde au nom qui traversa naguère les déserts immobiles, les jardins clos, les mers silencieuses : et maintenant, il nous parvient du fond des âges. Musique de ce nom qui résume une ville, quand sur les quais actifs ruissellent l'or et les soieries, le parfum des épices, l'on n'en connaîtra pas une plus belle pour mourir. Ici, les lacs sont noirs, absolument. Mille et mille lacs sont pris comme des pierres dans de la pierre, comme des tables d'obsidienne entre les parois nues des montagnes fermées et plus noires encore. Le ciel aussi est parfois l'implacable miroir qui ne réfléchit rien. Pouvez-vous imaginer un ciel vide et figé ? Le ciel qui couvre ce pays  est vide et figé. Les merveilleux nuages passent très loin de nous, sur des contrées rêveuses. Vous les suivez du regard, vos yeux les forment, les défont et les forment encore.
     L'homme qui suit le sentier à flanc de montagne observe autour de lui avec circonspection le paysage qui l'entoure. La forêt qui dresse, à droite, sa muraille n'a pas une feuille qui tremble. Dans l'espace, il y a des oiseaux qui, un à un, alternativement, creusent le lit de leur chant solitaire. Et l'homme longe un précipice dont le fond se dérobe à son attention. Etroit est le sentier qui mène on ne sait où. Parfois, un éboulis oblige le promeneur à le contourner au prix de mille périls. Ou bien, une chèvre interdit le passage. Il faut camper là, sur une bande étroite et inconfortable, fixés par des yeux verts et obstinés. Un caprice de l'espèce vous avait bloqué, un autre vous délivre. Superbement indifférent, juché sur un rocher en surplomb en mâchant une fleur, le diabolique animal vous regarde passer le chemin que, tout à l'heure, il vous barrait férocement. Il me souvient aussi de failles assez larges qui, par endroits, peuvent couper la route. Un arbre ne se laisse pas aisément abattre et il convient de bien apprécier les distances. Une erreur, et vous entendrez les branches se froisser, se rompre entre les parois nues, les rocs accores. N'espérez point combler la fosse. Une vie n'y suffirait pas et la nuit tombe vite. Un autre arbre, mieux choisi, fera l'affaire s'il est jeté avec précision au-dessus du gouffre.
     Il n'est pas temps de rebrousser chemin. Le sentier s'enfonce rapidement, dévale avec ses pierres dans l'ombre du ravin et, sur le versant qui vous fait face, une longue bande de lumière dit que le soleil plane encore très haut au-dessus de l'horizon. De la pointe du bâton, il faut écarter les ronces qui, aussitôt, se referment sur votre passage. Humide et froid est le ravin. Des ruisselets y courent, entre les herbes rouges, à la recherche d'un torrent. Mais bientôt, plus escarpé encore, le sentier et celui qui, voulant mesurer le chemin parcouru, porterait son regard en arrière ne distinguerait pas la trace, l'empreinte de ses pas. Nous suivons toujours le même sentier. Mais toujours il nous faut découvrir l'amorce. Et toujours, nous le suivons pour la première fois. Il faut aller. Décidément aller.


Jean Laude

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