"Le cannibale" de John Hawkes, traduit de l'américain par René Daillie, éd. Denoël, 222 pages, mai 1971
"Né en 1925 dans le Connecticut, John Hawkes est l'un des romanciers les plus importants de l'après-guerre. Son premier roman, The Cannibal, publié en 1949 (Le Cannibale), constitue d'ores et déjà un classique de la littérature américaine ; le lecteur y est introduit de plain-pied dans un imaginaire hors du commun. S'y explorent, sur fond d'une Allemagne mythique dévastée par la guerre, les disruptions de tout langage et de toute communication, s'y mêlent métaphores et fantasmes en une création baroque dont l'imaginaire et les obsessions se retrouvent dans une longue nouvelle publiée en 1954, The Owl. Cette nouvelle, et d'autres d'un égal intérêt, qui devaient fournir la matrice d'œuvres à venir, ont été regroupées et publiées en 1963 sous le titre Lunar Landscapes. L'imagination nocturne et tourmentée de John Hawkes, oscillant entre Éros et Thanatos à travers les relais thématiques fréquents de l'inceste, du cauchemar sadique et du chaos que structurent et ordonnent des constructions narratives et iconographiques très élaborées, continue de se déployer en une prose remarquable de précision, illuminée de fulgurances poétiques, dans The Beetle Leg, 1951 et The Lime Twig, 1961 (Le Gluau) ; le premier de ces romans a pour cadre une Amérique désertique et inquiétante ; le second, un Londres non moins mythique que l'Allemagne du Cannibale, où Hawkes prend prétexte d'une intrigue policière pour manifester d'autres et moins solubles intrigues, telle celle de la disparition progressive du narrateur et de son remplacement par l'une de ses créations fantasmatiques. L'antiréalisme de Hawkes se fonde sur la conviction que composition et imagination doivent supplanter les trois aspects traditionnels du roman : « les personnages, l'intrigue et le décor ».
Les problèmes posés par le narrateur sont primordiaux dans son œuvre. Un autre récit à la première personne, qui marque une crête de son œuvre, Second Skin, 1964 (Cassandra), constitue aussi un sommet de l'ironie narrative : Skipper, « héros » narcissique et pathétique d'un roman où le revers diurne de l'imagerie de Hawkes commence de se manifester, manipule ses réminiscences et le compte rendu de sa vie présente, interdisant ainsi que le lecteur lui fasse confiance. L'oscillation entre un îlot noir et maléfique et une île tropicale à la luxuriance édénique rythme les temps d'un récit à la chronologie indécise, les fragments d'une vie, l'ambiguë fascination du narrateur pour une existence où il refuse de se commettre, pour les pulsions érotiques et morbides de l'être et les ambivalences des inscriptions qui les traduisent. Les palpitations souterraines de mythologies empruntées font de ce roman l'un des plus riches de Hawkes, dans lequel s'enchevêtrent de façon inégalée les efflorescences oniriques et les réseaux iconographiques où l'auteur loge ses analyses psychologiques aiguës. C'est en partie à la distanciation ironique illustrée par Second Skin que Hawkes attribue son ambition d'être considéré comme un « auteur comique », en dépit des effets sombres de surface où le lecteur retrouve la trace d'obsessions primitives somptueusement orchestrées."
Le livre qui a retenu mon attention, au titre étonnant certes, a d'abord été publié à New York par New Directions. Un roman symbolique et onirique, qui met en scène des victimes passives, perdues dans les catastrophes et les destructions des deux guerres mondiales, de sinistre mémoire. Un romancier à (re)découvrir, aussi libre d'esprit qu'un Jim Harrison.
Le cannibale est divisé en trois parties, deux se rapportant à la Seconde guerre, la troisième à la Grande guerre. J'ai choisi des extraits de celle-ci, qui met en scène une chanteuse, au doux nom de Stella, dépeinte dans son quotidien, en famille :
Stella