Auteurs
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Celui qui m'a parlé avec le plus d'enthousiasme de Philippe Delerm fut en son temps Gérard Bourgadier - l'un de ses tout premiers éditeurs -, que j'ai eu la chance de pouvoir rencontrer dans les années 2010 à son domicile parisien du treizième arrondissement. Il s'agissait dans ses propos d'alors de "La première gorgée de bière...", un livre de Ph. Delerm qui s'est fort bien vendu et dont l'éditeur était fier. Comme de Louis Calaferte, au passage, avec la publication du sulfureux "La Mécanique des femmes", recueil qui se verrait probablement refuser les portes de l'édition aujourd'hui.
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"Enveloppes" de Charles-Albert Cingria, éditions Mermod (coll. "Le Bouquet"), 15 mai 1946, 100p., tirage à 1000 exemplaires. Ornés d'un portrait de l'auteur par Modigliani
Le critique Patrick Kéchichian présentait ainsi Charles-Albert Cingria, auteur et musicien suisse, qui écrivait sur tout "matériel" qu'il pouvait trouver : menus, billets, papier toilette, etc., connu également pour son côté bohème, ses voyages à pied et à vélo :
"Cingria était né en 1883, d’une famille originaire de Raguse puis fixée à Constantinople. Très vite, l’aisance fit place à la gêne – qui alla souvent jusqu’à la misère pour Charles-Albert… à partir de 1914, c’est à Paris qu’il choisit de s’établir, rue Bonaparte.
Mais il voyage aussi beaucoup, notamment en Italie, où il a (en 1926) quelque problème, pour une affaire de mœurs, avec la police mussolinienne. A partir de 1933, Jean Paulhan l’invite à écrire dans La NRF. Ce qui ne plaît pas à tout le monde : André Gide, par exemple, se demande qui peut bien être ce plumitif farfelu. Mais Paulhan tient bon ; il défendra fidèlement celui qu’il considère comme un écrivain d’exception, un styliste, « gras et onctueux avec quelque chose de monacal ». « Des sujets à la mode, écrivit encore Paulhan à la mort de Cingria (en 1954 à Genève), il se foutait complètement, mais il parlait joyeusement du temps qu’il fait, des arbres, de l’eau, des animaux, surtout des chats (…). Bref, il savait dire ‘‘il pleut’’ comme personne. »
Mais attention, Cingria est tout sauf un auteur pittoresque ; il n’a rien d’un amuseur qui cherche à épater ses lecteurs… « Je n’aime pas ce qui est charmant. J’aime ce qui est carré, bruissant, énorme, chevalin, humain, divin… » Auteur de travaux érudits sur la musique, sur Pétrarque et les troubadours, sur le Moyen âge (il détestait la Renaissance et ses suites) et la civilisation de Saint-Gall, il a aussi écrit sur une foule de sujets inattendus, sur rien, sur tout.Commencer à le lire, comme nous y invite cette nouvelle édition des Œuvres complètes (cinq volumes prévus, plus deux de correspondance, contre les dix-sept de la précédente édition – 1967-1981 – déjà à l’Age d’Homme), c’est ne plus pouvoir s’arrêter. Jacques Réda en sait quelque chose, qui est l’un des meilleurs connaisseurs français de Cingria.
Mais il faut en désigner d’autres, prestigieux et divers. De Claudel et Max Jacob à Paulhan pour le passé, de Jaccottet, Starobinski et Chessex à Michon et Bergounioux pour aujourd’hui, il furent et restent nombreux, inconditionnels."Pour être plus précis, Pierre Bergounioux, que les lecteurs de Diérèse peuvent suivre via les pages encore inédites de son Journal régulièrement publiées par la revue, a écrit en 2005 chez Fata Morgana : Pycniques et leptosomes (sur C.-A. Cingria).
Voici à présent deux textes extraits de ce livre enté d'une belle "illustration" de Modigliani - peintre qu'il a connu -
Enveloppes : -
"La Femme ailée", de Izumi Kyôta, traduit du japonais par Dominique Danesin-Komiyama, éditions Philippe Piquier, 26/11/2003, 134 pages, 6 €
Deux récits fantastiques de Kyôka composent ce livre : "La Femme ailée" et "Le Camphrier". C'est l'année même où est adopté le calendrier grégorien, au tout début de l'ère Meiji que naît l'auteur, d'un père ciseleur et d'une mère qui rend l'âme alors que Kyôka (1873-1939) avait tout juste neuf ans.
En avril 1897 paraît La Femme ailée, dans le premier numéro d'une revue littéraire, Shinchogekkan. Intéressant à plus d'un titre, j'ai choisi de vous présenter ce récit car on y retrouve, reconfiguré et sublimé, le thème de la mère absente. Affleure ici une poésie où la nature porte en elle la racine des sentiments : c'est donc un chant de l'origine, en sa mémoire inversé. On peut rapprocher utilement ce conte de celui de Mo Yan, Carpe d'or (in Enfant de fer, éditions des arts et des lettres de Shangaï, 2000), où l'enfant-narrateur se voit conter par son grand-père l'histoire d'une jeune fille noyée dans le lac Qingcao, ramenée à la vie sous les traits d'une carpe dorée, dont les "nageoires et la queue ont le rouge vif des feuilles d'érable touchées par le givre."
Dans La Femme ailée, récit divisé en douze sections, le narrateur, Ren, est l'enfant sauvé de la noyade par "une femme... avec de grandes ailes de cinq couleurs, qui vit dans le ciel." Une femme que Ren tiré d'affaire recherche vainement, d'après les indications que lui donne sa mère, qui lui conseille tour à tour d'aller voir dans une volière, de se rendre au Bois des Pruniers, sur le Mont des Cerisiers, dans la Vallée des Pêchers et près de l'étang aux iris ayame... Certains indices laissent à penser que la nouvelle a pour cadre la ville natale de l'auteur, Kanazawa :