Qui est Claude Bonnefoy ?, mort en 1999, à tout juste cinquante ans : Claude Bonnefoy fut un critique littéraire. Il a collaboré à plusieurs revues, a animé des collections littéraires et écrit de nombreux ouvrages.
Il est en khâgne à Louis-Le-Grand lorsqu'il obtient le prix Paul Valéry de poésie en 1948. Après quelques années dans l'enseignement, il se consacre au journalisme, d'abord à Arts, puis à La Quinzaine littéraire dont sera membre du comité de rédaction durant plusieurs années et enfin aux Nouvelles littéraires. Il a également crée ou animé des collections : L'Univers des livres aux Presses de la Renaissance, Entretiens chez Belfond ou Les Inoubliables chez Garnier.
Quant à Eugène Ionesco ?, il a préféré à l'occasion de la sortie de ce livre, signifier à son éditeur que "en vous résumant ma vie, j'aurais peur de me tromper tandis que les dictionnaires me prêtent une histoire objective que je ne puis que respecter." C'est donc un extrait du Dictionnaire Universel des Lettres (éditions Laurent-Bompiani, 1961) où il est ainsi présenté :
Eugène Ionesco (né en Roumanie, 26/11/1912) passa son enfance en France et y fit une partie de ses études. Rentré en Roumanie, il devint professeur de français au lycée de Bucarest (1936), puis décida de venir préparer son doctorat ès Lettres en Sorbonne. En 1938, il renonce à préparer sa thèse et s'établit en France. Il s'imposa très rapidement au théâtre.
Voici pour vous un extrait de ses fameux Entretiens :
Claude Bonnefoy
Comment travaillez-vous ? Avez-vous besoin d’un horaire? d’un cadre précis, de stimulations extérieures ?
Eugène Ionesco
C’est très variable. Je n’ai pas de règle, pas de méthode. J’ai des caprices, c’est-à-dire que tantôt j’écris, tantôt je dicte. Il y a des périodes où je retrouve un certain calme, alors, à ces moments-là je travaille tous les matins de neuf heures à midi, de neuf heures à une heure. Écrire, en somme, ce n’est pas du travail… Je considère qu’il est bien malheureux d’exister. Je considère qu’il serait encore plus malheureux de ne pas être. Mais parmi les gens qui existent, je suis l’un des plus chanceux. Je suis plus favorisé que les rois puisque les rois eux-mêmes travaillent, alors que moi je puis aller où je veux, quand je le veux, avec un cahier et un crayon ; je ne dois pas signer de feuille de présence (j’en ai signé autrefois, et je sais ce que c’est !). J’ai donc l’impression que je suis un enfant boudeur, que j’ai mauvais caractère, que ce n’est pas gentil de ma part de vivre ainsi mécontent. Alors qu’il y a des gens qui se font la guerre, que l’on se tue, que d’autres meurent de faim, que d’autres travaillent pour vivre, moi je vis. Pourtant on peut dire que je ne travaille pas et on peut dire que je travaille. Les deux choses sont vraies l’une et l’autre. Je ne travaille pas puisque je peux, en apparence, faire tout ce que je veux et en même temps je suis esclave des mots, de l’écriture et écrire est vraiment une chose pénible. En fait, si j’écris, c’est grâce au sentiment de culpabilité, parce que je suis porté à ne pas écrire, à ne pas soulever de fardeau, à ne pas travailler enfin. Il me faut des mois d’accumulation pour pouvoir travailler un mois. Ces longs mois d’accumulation, qu’est-ce que c’est ? C’est l’envie de travailler, la tristesse de ne pas travailler, la peur de rater ma vie comme si en écrivant on ne la ratait pas, la pensée que des gens sont en train de mourir de faim ou de se faire massacrer pendant que moi je me balade à Montparnasse. Enfin tous ces remords font une sorte d’accumulation d’énergie et au bout de plusieurs mois je réussis à avoir suffisamment d’énergie pour un mois. Il faut que je finisse la pièce en un mois ou deux parce que si cela dure plus, c’et fini, la fin de la pièce peut être ratée parce qu’il n’y aura plus d’énergie en moi.
C.B.
À ce moment-là, vous travaillez combien d’heures par jour ?
E.I.
Une heure, une heure et quart, une heure et demie, deux heures par jour. Quelquefois je travaille même durant quatre heures, mais cela n’est pas du vrai travail, parce que le reste du temps je fais de la correspondance.
C.B.
Et durant les autres heures de la journée, que faites-vous ?
E.I.
Je me repose.
C.B.
Vous pensez à votre pièce ou non ?
E.I.
Oui, j’y pense. Puis je me repose, je fais des mots croisés parce que les mots croisés permettent de penser à tout autre chose… ou de ne pas penser du tout.
C.B.
L’écriture de la pièce vous libère-t-elle de cette culpabilité que vous ressentez pendant vos périodes d’accumulation ?
E.I.
La notion de culpabilité ne peut pas s’éteindre avec la création. Quand j’écris, je me sens encore coupable, car je fais quelque chose de finalement très vaniteux et inutile à quinze cents millions d’humains.
C.B.
Certains de vos personnages, je pense par exemple à Choubert dans Victimes du Devoir, à Amédée, ou même à Jean dans La Soif et la Faim n’héritent-ils pas de ce sentiment de culpabilité ?
E.I.
Ce n’est pas de la même culpabilité qu’il s’agit.
C.B.
Une pièce comme Rhinocéros n’implique-t-elle pas une extension de la notion de culpabilité à la notion de culpabilité collective ?
E.I.
La collectivité ne se sent pas coupable. La foule qui se déchaîne, qui lynche ne se sent pas coupable. L’individu seul réfléchit, peut ou non se sentir coupable.
C.B.
Je vous ai demandé tout à l’heure si le fait d’écrire vous libérait de votre sentiment de culpabilité. Vous m’avez répondu : "Non, c’est lorsque j’écris que je me sens le plus coupable." Mais écrivez-vous sans ce sentiment de culpabilité ?
E.I.
On parle trop de la culpabilité. Peut-être que tout ce que nous venons de dire à ce sujet est aux trois quarts faux. Je suis moi aussi victime des idées reçues. Disons plutôt que j’écris par angoisse ; par nostalgie … une nostalgie qui ne connaît plus son objet ; ou qui, se fixant sur un objet, se rend compte que sa cause est ailleurs. Mais où ?
Pour ce qui est de la culpabilité, pourquoi en avoir ? On peut avoir de la pitié, regretter de ne pas pouvoir sauver l’humanité… mais je n’ai pas fait du tort au monde. Que les geôliers, les justiciers, les tyrans, les violents, les cyniques, les sourds, se sentent eux d’abord coupables… pour moi, je verrai après. »
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