"Le Premier Homme" d'Albert Camus, éd. Gallimard, novembre 1994, 333 pages
Le fil de l'intrigue :
"En 1913, Henry Cormery arrive d'Alger pour prendre la gérance d'une ferme dans un petit village près de Bône. Il est accompagné de sa femme sur le point d'accoucher. À leur arrivée, elle met au monde leur fils, Jacques. Quarante ans plus tard, nous retrouvons Jacques, devenu adulte, qui tente de savoir qui était son père. Celui-ci, mort lors de la Grande Guerre, un an après sa naissance, lui est donc inconnu. Jacques se rend pour la première fois sur sa tombe à Saint-Brieuc. Peu après, lors d'un voyage à Alger où il rend visite à sa mère, Catherine, il retourne à Bône pour tenter de savoir qui était son père. Tentative vouée à l'échec car les traces du passage de son père ont disparu. Sa mère, qui parle très peu, ne lui apprend rien de plus. Jacques se souvient de son enfance dans la maison de sa grand-mère chez qui vit Catherine, depuis la mort de son mari, avec son frère sourd et son oncle.
C'est une famille illettrée et très pauvre. Il rentre à l'école où il côtoie des enfants de parents plus aisés et prend plaisir à étudier. Son instituteur remarque ses aptitudes et rend visite à sa famille pour la persuader de le laisser étudier au lycée. La grand-mère commence par refuser dans la mesure où elle compte sur le futur travail de Jacques en apprentissage pour apporter un peu plus d'argent au foyer. L'instituteur réussit cependant à la convaincre de le laisser passer l'examen des bourses pour entrer au lycée. Il lui donne gratuitement le soir des leçons particulières avec quelques camarades. Jacques sera reçu au lycée.
Le Premier Homme a été le dernier roman d’Albert Camus. Lors de l’accident mortel de l’écrivain, le lundi 4 janvier 1960, on trouva sa serviette qui renfermait des papiers personnels, des photos, quelques livres dont le Gai savoir de Nietzsche et une édition scolaire d'Othello, son journal et le manuscrit qu’il était en train d’écrire pour lequel il avait déjà trouvé le titre : Le Premier Homme. Ce n’est qu’en 1994 qu’on a publié ce roman inachevé dont seulement la première partie a été rédigée ; deux chapitres de la deuxième partie avaient été écrits et la troisième manque totalement. Il s’agit d’un fragment que l’auteur aurait sans aucun doute retravaillé. Ce roman est ainsi devenu le testament de Camus, son ouvrage le plus autobiographique parce qu’il y conjure son enfance et sa jeunesse. Et l’on trouve encore des traces dans le manuscrit qui renvoient immédiatement à la réalité autobiographique ; il écrit ainsi par inadvertance « Veuve Camus » (189) pour Catherine Cormery ou le nom réel de son instituteur « M. Germain » à la place de M. Bernard (138). Si la substance de l’œuvre est autobiographique, la forme ne l’est pas ; il n’y a pas de pacte autobiographique. C’est un récit à la troisième personne et les figures ont des noms fictifs. L'alter ego de Camus s’appelle Jacques Cormery ; or Cormery était le nom de jeune fille de sa grand-mère paternelle. C’est un renvoi implicite à la dimension autobiographique."
L'extrait qui suit appartient à la première partie du livre : "Recherche du père", en sa sixième section intitulée "La famille". Rappelons qu'Albert Camus (dont les ayants droit ont refusé post mortem la panthéonisation) est né à Mondovi (actuellement Dréan) en 1913. Bien que le nom de la ville ne soit pas mentionné dans le roman, ce qui nous est conté ci-après retrace la vie toute simple de cette commune située sur la côte orientale de l'Algérie.
Voici, pour la rubrique "cinéma", avec le respect que portait l'auteur aux petites gens, un respect non démenti jusqu'à sa fin :
Les séances de cinéma réservaient d’autres plaisirs à l’enfant… La cérémonie avait lieu aussi le dimanche après-midi et parfois le jeudi. Le cinéma de quartier se trouvait à quelques pas de la maison et il portait le nom d’un poète romantique comme la rue qui le longeait. Avant d’y entrer, il fallait franchir une chicane d’éventaires présentés par des marchands arabes et où se trouvaient pêle-mêle des cacahuètes, des pois chiches séchés et salés, des lupins, des sucres d’orge peints en couleurs violentes et des "acidulés" poisseux. D’autres vendaient des pâtisseries criardes, parmi lesquelles des sortes de pyramides torsadées de crème recouvertes de sucre rose, d’autres des beignets arabes dégoulinant d’huile et de miel. Autour des éventaires, une nuée de mouches et d’enfants, attirés par le même sucre, vrombissaient ou hurlaient en se poursuivant sous les malédictions des marchands qui craignaient pour l’équilibre de leur éventaire et qui du même geste chassaient les mouches et les enfants. Quelques-uns des marchands avaient pu s’abriter sous la verrière du cinéma qui se prolongeait sur l’un des côtés, les autres avaient placé leurs richesses gluantes sous le soleil rigoureux et la poussière soulevée par les jeux des enfants. Jacques escortait sa grand-mère qui, pour l’occasion, avait lissé ses cheveux blancs et fermé son éternelle robe noire d’une broche d’argent. Elle écartait gravement le petit peuple hurlant qui bouchait l’entrée et se présentait à l’unique guichet pour prendre des "réservés". À vrai dire, il n’y avait le choix qu’entre ces "réservés" qui étaient de mauvais fauteuils de bois dont le siège se rabattait avec bruit et les bancs où s’engouffraient en se disputant les places les enfants à qui on n’ouvrait une porte latérale qu’au dernier moment. De chaque côté des bancs, un agent muni d’un nerf de bœuf était chargé de maintenir l’ordre dans son secteur, et il n’était pas rare de le voir expulser un enfant ou un adulte trop remuant. Le cinéma projetait alors des films muets, des actualités d’abord, un court film comique, le grand film et pour finir un film à épisodes, à raison d’un bref épisode par semaine. La grand-mère aimait particulièrement ces films en tranches dont chaque épisode se terminait en suspens. Par exemple le héros musclé portant dans ses bras la jeune fille blonde et blessée s’engageait sur un pont de lianes au dessus d’un cañon torrentueux. Et la dernière image de l’épisode hebdomadaire montrait une main tatouée qui, armée d’un couteau primitif, tranchait les lianes du ponton. Le héros continuait de cheminer superbement malgré les avertissements vociférés des spectateurs des "bancs". 1) La question alors n’était pas de savoir si le couple s’en tirerait, le doute à cet égard n’étant pas permis, mais seulement de savoir comment il s’en tirerait, ce qui expliquait que tant de spectateurs, arabes et français, revinssent la semaine d’après pour voir les amoureux arrêtés dans leur chute mortelle par un arbre providentiel. Le spectacle était accompagné tout au long au piano par une vieille demoiselle qui opposait aux lazzis des "bancs" la sérénité immobile d’un maigre dos en bouteille d’eau minérale capsulée d’un col de dentelle. Jacques considérait alors comme une marque de distinction que l’impressionnante demoiselle gardât des mitaines par les chaleurs les plus torrides. Son rôle d’ailleurs n’était pas aussi facile qu’on eût pu le croire. Le commentaire musical des actualités, en particulier, l’obligeait à changer de mélodie selon le caractère de l’événement projeté. Elle passait ainsi sans transition d’un gai quadrille destiné à accompagner la présentation des modes de printemps à la marche funèbre de Chopin à l’occasion d’une inondation en Chine ou des funérailles d’un personnage important dans la vie nationale ou internationale. Quel que soit le morceau, en tout cas, l’exécution était imperturbable, comme si dix petites mécaniques sèches accomplissaient sur le vieux clavier jauni une manœuvre depuis toujours commandée par des rouages de précision. Dans la salle aux murs nus, au plancher couvert d’écorces de cacahuètes, les parfums du crésyl se mêlaient à une forte odeur humaine. C’était elle en tout cas qui arrêtait d’un coup le vacarme assourdissant en attaquant à pleines pédales le prélude qui était censé créer l’atmosphère de la matinée. Un énorme vrombissement annonçait que l’appareil de projection se mettait en marche, le calvaire de Jacques commençait alors.
Les films, étant muets, comportaient en effet de nombreuses projections de texte écrit qui visaient à éclairer l’action. Comme la grand-mère ne savait pas lire, le rôle de Jacques consistait à les lui lire. Malgré son âge, la grand-mère n’était nullement sourde. Mais il fallait d’abord dominer le bruit du piano et celui de la salle, dont les réactions étaient généreuses. De plus, malgré l’extrême simplicité de ces textes, beaucoup des mots qu’ils comportaient n’étaient pas familiers à la grand-mère et certains même lui étaient étrangers. Jacques, de son côté, désireux d’une part de ne pas gêner les voisins et soucieux surtout de ne pas annoncer à la salle entière que la grand-mère ne savait pas lire (elle-même parfois, prise de pudeur, lui disait à haute voix, au début de la séance : "tu me liras, j’ai oublié mes lunettes"), Jacques donc ne lisait pas les textes aussi fort qu’il eût pu le faire. Le résultat était que la grand-mère ne comprenait qu’à moitié, exigeait qu’il répète le texte et qu'il le répète plus fort. Jacques tentait de parler plus fort, des "chut" le jetaient alors dans une vilaine honte, il bafouillait, la grand-mère le grondait et bientôt le texte suivant arrivait, plus obscur encore pour la pauvre vieille qui n’avait pas compris le précédent. La confusion augmentait alors jusqu’à ce que Jacques retrouve assez de présence d’esprit pour résumer en deux mots un moment crucial du Signe de Zorrro par exemple, avec Douglas Fairbanks père. "Le vilain veut lui enlever la jeune fille", articulait fermement Jacques, en profitant d’une pause du piano ou de la salle. Tout s’éclairait, le film continuait et l’enfant respirait. En général, les ennuis s’arrêtaient là. Mais certains films du genre Les deux orphelines étaient vraiment trop compliqués, et, coincé entre les exigences de la grand-mère et les remontrances de plus en plus irritées de ses voisins, Jacques finissait par rester coi. Il gardait encore le souvenir d’une de ces séances où la grand-mère, hors d’elle, avait fini par sortir, pendant qu’il la suivait en pleurant, bouleversé à l’idée qu’il avait gâché l’un des rares plaisirs de la malheureuse et le pauvre argent dont il avait fallu le payer. 2)
Sa mère, elle, ne venait jamais à ces séances. Elle ne savait pas lire non plus, mais de plus elle était à demi sourde. Son vocabulaire enfin était plus restreint encore que celui de sa mère. Aujourd’hui encore, sa vie était sans divertissement. En quarante années, elle était allée deux ou trois fois au cinéma, n’y avait rien compris, et avait seulement dit pour ne pas désobliger les personnes qui l’avaient invitée que les robes étaient belles ou que celui avec moustache avait l’air très méchant. Elle ne pouvait non plus écouter la radio. Et quant aux journaux, elle feuilletait parfois ceux qui étaient illustrés, se faisait expliquer les illustrations par ses fils ou ses petites-filles, décidait que la reine d’Angleterre était triste et refermait le magazine pour regarder de nouveau par la même fenêtre le mouvement de la même rue qu’elle avait contemplé pendant la moitié de sa vie. 3)
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1) Riveccio.
2) ajouter signe de pauvreté - chômage - colonie de vacances été à Miliana - sonnerie de clairon - mis à la porte - N’ose pas lui dire. Parle : "Eh bien on boira du café ce soir". De temps en temps ça change. Il la regarde. Il a souvent lu des histoires de pauvreté où la femme est vaillante. Elle n’a pas souri. Elle est partie dans la cuisine, vaillante - Non résignée.
3) Amener l’oncle Ernest vieux, avant - son portrait dans la pièce où se tenaient Jacques et sa mère. Ou le faire venir après.
3) Amener l’oncle Ernest vieux, avant - son portrait dans la pièce où se tenaient Jacques et sa mère. Ou le faire venir après.