"Pas à pas jusqu'au dernier", de Louis-René des Forêts, Mercure de France, 80 pages, 21 janvier 2002, 9,50 €
Les débuts littéraires de Louis-René des Forêts datent de l'Occupation. Entre 1941 et 1943, il écrit Les Mendiants, publiés par Gallimard, et suivis en 1946 du Bavard, presque ignoré du public. Des Forêts se lie d'amitié avec Raymond Queneau et André Frénaud.
Après une année de travail avec le jeune éditeur Robert Laffont, il se retire en province. Il publie dans plusieurs revues : L'Arbalète, Les Lettres nouvelles, La NRF. En 1953, il revient à Paris et participe chez Gallimard à la conception de l'Encyclopédie de la Pléiade, avec Raymond Queneau, Il se lie alors d'amitié avec Michel Gallimard, Robert Anselme, Georges Bataille et Maurice Blanchot.
"Pas à pas jusqu'au dernier", paru post mortem mais dont le tapuscrit a été relu par l'auteur, est un recueil de « fragments réunis [...] un testament extrêmement lucide destiné aux êtres ‘‘animés’’ que sont le langage et la mémoire »
Ci-après, un extrait, pour les lecteurs de ce blog :
Dès les premiers pas de son parcours et vraisemblablement jusqu'aux derniers, il aura emprunté un chemin tortueux hérissé d'obstacles, de préférence à une route droite qui n'a pas l'attrait de l'imprévu, n'engendre tout au long qu'un insurmontable ennui. Honnie soit la rectitude insipide où il ne trouverait nulle part alentour ni au-delà à étancher sa soif d'aventure liée au plaisir de la découverte, non moins, il est vrai, qu'au risque de s'égarer dans la recherche opiniâtre d'une issue aussi insituable qu'un trésor enterré et dont l'existence même reste problématique dès lors qu'il n'en peut préciser la nature ni orienter sa quête en connaissance de cause, ce qui ne l'empêche pas, tout au contraire, de courir sa chance, fût-ce à tort et à travers, comme si l'enjeu n'est pas tant de s'en saisir et l'exploiter au mieux que de persévérer aveuglément sans se laisser gagner par le doute, son plus mortel ennemi - inhibition, incertitude, mauvais discernement, chacun de ces mots pris isolément étant inapproprié. A quoi bon s'armer de patience et miser sur le peu de temps dont on dispose pour avoir raison des puissances maléfiques qui le tiennent à leur merci avec le plaisir ludique d'un chat torturant sa proie vivante ?
Tel que le voici devenu, on devrait dès à présent ne parler de lui qu'au passé, mieux encore, le laisser peu à peu glisser dans l'oubli, alors même qu'en dépit des infirmités de la décrépitude et du sombre isolement où il vit ses derniers jours, le culte de l'amitié, fût-elle moins effusive que laconique, demeure comme de tout temps son plus ferme et lumineux soutien.
Rien en effet n'aura su briser en lui ni modérer un tant soit peu les élans du cœur, ce qui ne contredit nullement, mais corroborerait plutôt le désir mortifère de rendre son image immémorable là où elle bénéficiait d'un statut privilégié aujourd'hui caduc : l'imminence de sa fin l'incline à formuler l'hypothèse qu'il pourrait bien lui avoir déjà été retiré, sans toutefois que l'amitié réciproque en soit affectée, laquelle perdure aussi longtemps que bat l'horloge du cœur, l'oubli sollicité par lui sur son déclin étant à prendre non pas pour une marque d'ingratitude, mais de discrète et généreuse compassion.
Pure conjecture d'un esprit chimérique pour qui la fidélité en amitié est une règle de vie - sauf quand il s'avère à la longue que chez autrui l'intérêt l'a en partie motivée, plus condamnable encore et cause de rupture la traîtrise de celui qui divulgue des échanges intimes pour se faire valoir, fût-ce au mépris de la vérité ou qui pousse la perfidie jusqu'à feindre d'avoir été en définitive victime d'une imposture. Grief sans fondement à retourner contre lui qui ne l'aura été que de sa vanité incompatible avec les rapports de franche amitié dont il prétend par ailleurs qu'ils n'ont été tels que de son seul fait, s'attribuant ainsi mensongèrement le beau rôle, celui d'un confident qui s'est laissé berner par sa propre crédulité.
(Digression à base de réminiscence sur une controverse aujourd'hui comme tombée d'elle-même en désuétude. Mais quel absurde scrupule le retiendrait d'y faire au moins allusion, car ce fut sans doute sa pire déconvenue, sinon la seule, dans le domaine affectif sur lequel porte une ombre préjudiciable toute intention ou procédé polémique, aggravé en la circonstance par la mauvaise foi et une volonté perverse de dénigrement. D'autre part, s'y attarder plus que de raison serait prolonger le malentendu, en surfaire la nocivité.)
Que cette parenthèse se referme sur un sourire affable adressé à celui qu'il n'aura revu depuis lors que de loin en loin, comme surgit à l'improviste l'évocation fugace d'une époque disparue, juste assez pour ébranler la conviction d'avoir su le reléguer à tout jamais dans les ténèbres curatives de l'oubli. D'où faudrait-il conclure qu'en effacer la trace n'est pas affaire de volonté, qu'aussi bien le hasard joue sa partie dans ce retour transitoire à la conscience, lequel n'a rien de concerté ni valeur de réparation tardive, teintée d'une quelconque nostalgie.