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Diérèse et Les Deux-Siciles - Page 6

  • Décembre 1950 : Michel Manoll s'entretient avec Blaise Cendrars

    Michel Manoll : Est-ce que votre père n'avait pas fondé un hôtel à Héliopolis (ndlr : en Egypte, son nom actuel est Aîn-ech-Chams), qui était un des premiers palaces ?

    Blaise Cendrars : En effet, c'est lui qui l'avait conçu et qui l'avait fait construire vers 1890...

    Michel Manoll : Vous vous amusiez à ouvrir le robinet des salles de bains pour voir sortir, mélangés à l'eau du Nil, les petits serpents et les lézards ?

    Blaise Cendrars : L'hôtel est resté vide durant vingt ans. Il n'y avait pas de clients. Personne ne venait villégiaturer en Egypte. Le grand tourisme n'était pas encore inventé à cette époque-là.

    M.M. : Avec un père velléitaire comme le vôtre, vous avez beaucoup déménagé.

    B.C. : Bien sûr...

    M.M. : Passant de l'Egypte en Italie, puis à Paris, à Londres, tantôt dans des demeures de riches, tantôt dans des logis de pauvres...

    B.C. : Que voulez-vous ? Mon père était un inventeur. Le propre d'un inventeur, c'est d'inventer. Mon père inventait des trucs, tenez : les lettres de cristal des devantures des magasins, les premières enseignes lumineuses, le char romain qui courait sur la façade de la maison qui fait le coin de la rue Taitbout et de la rue Laffitte sur le boulevard, des appareils à sous. Il touchait à tout, il bouillonnait d'idées. C'était un fantaisiste et un impatient. Tous les problèmes l'amusaient. Il avait débuté dans la vie comme professeur de maths. Il était rigolo. A la maison, chaque porte était munie d'un dispositif qui permettait de l'ouvrir avec les pieds, et je me surprends encore aujourd'hui à vouloir ouvrir une porte avec les pieds... C'était un précurseur, mais c'était aussi un réalisateur. Il a inventé la première machine à tisser automatiquement les tapis de Smyrne, y compris le stop, cette touffe de cheveux que les ouvrières nouent au bout de leur enfilée de laine en fin de journée pour marquer la reprise de leur travail du lendemain. Il aurait dû faire fortune avec cette unique invention. Mais dès qu'il avait fait une invention, papa n'avait qu'une seule hâte, c'était d'en faire une autre, si bien qu'il n'exploitait pas la première, se dépêchant de vendre ses patentes et de liquider ses droits pour se procurer de l'argent frais et mettre au point la nouvelle invention qui lui trottait par la tête. Et c'est pourquoi il a connu tant de hauts et de bas, dont nous subissions les contrecoups à la maison sans jamais savoir au juste d'où cela venait. Alors je gagnais peu à peu la rue, au grand désespoir de maman.

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  • "WOZU : A quoi bon des poètes en un temps de manque ?", ouvrage collectif, éditions Le Soleil Noir, 20 octobre 1968, 20 €

    Dans la septième strophe de "Brot und Wein" Hölderlin écrit : "Weiss ich nicht und wozu Dichter in dürftiger Zeit ?", soit : "Je ne sais, et pourquoi des poètes en un temps de manque ?" C'est à partir de cette interrogation que 150 auteurs ou plasticiens se sont à leur tour interrogés, à leur manière, sur le devenir des poètes au regard du monde qui les porte, nolens volens... J'y ai pu retrouver notamment, comme artiste, la regrettée Shirley Carcassonne, qui continue d'accompagner les dernières livraisons de Diérèse.

    Voici ce qu'écrivit à cette occasion l'auteur Jacques Lacarrière :

     

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  • Pages de mon Journal : du 31 mars au 6 avril 25

    Le printemps, avec toutes ces exhalaisons florales, ne me convient pas vraiment, un rhume persistant qui m'empêche ces jours-ci de respirer à mon aise en témoigne. René Char parlait de « la marche fourchue des saisons », l’expression est juste, l’été me pourrait être plus propice ; et Mei qui plante à présent ses graines (courges, haricots, concombres) dans notre jardinet a toute mon admiration. Une petite chaise rouge d’enfant l’aide à ne pas se casser les reins. Par la porte-fenêtre fermée, un chat noir tente de se saisir des canaris qui dans la grande cage chantent en chœur avec le « soleil pour témoin. » 

    J* souligne la cupidité de certains qui, s’agissant même de poésie tentent de grapiller tout ce qu’il leur est possible en présence d’aléas profitables, sans états d’âme (je confirme). Le monde se répète, inlassablement, (repensant à la fouille des derniers écrits d'Artaud, quelques instants après sa mort) et vient imprimer sa marque partout où il le peut, foin des idéaux. Qu’y changer au juste ?, sinon tenter de rester, individuellement, toujours fidèle à ses principes, Kant parlait d'"impératif moral". La création se moque des gagne-petit : un nom composé, délibérément invariable. 


    Selon une nouvelle étude, la vie sur Terre serait née à partir de "micro-éclairs" qui ont déclenché la formation de cascades et de vagues océaniques. Lorsque les éclairs frappent des roches, celles-ci produisent ce qu'on appelle des fulgurites, soit des morceaux de silice naturelle solubles qui contiennent du phosphore, indique le média Courrier International. Et c'est précisément ce phosphore qui essentiel à l'éclosion de la vie. Le Feu et l'Eau donc, quelle belle association !

    Il me revient en mémoire cette visite que nous avions faite auprès d'un médecin pour obtenir de lui une déclaration de grossesse, nous attendions alors Gaëlle (ces temps-ci elle ne garde plus un drap sur sa tête pour dormir, ses peurs enfantines se sont enfuies). Première phrase du généraliste : "Est-ce que vous voulez garder l'enfant ?". Mei (qui est athée), en sortant du cabinet, me dit : "Ainsi donc, sans rien savoir de notre histoire, de l'amour que nous nous portons, il nous proposait de tuer l'enfant à venir, d'un coup de stylo sur le papier ?"

    Lecture d’une page inédite, manuscrite, du malheureux Jules Laforgue, mort à 27 ans, qui pouvait citer sans coup férir Musset, Pascal, Sénèque, Schopenhauer, Proudhon… c’est dire ! Les lignes qui suivent, à vocation philosophique, portent le titre « L’infini », ce que j’en extrais au fil de l’eau : 
    « Nous sommes indubitablement immortels, non comme personnes, comme individualités qui ne constituent qu’un mode passager d’apparition (d’objectivation) de la force générale dans l’homme, mais seulement comme parties constituantes de cette force primordiale. La mort ne concerne pas notre existence en elle-même qui ne peut être détruite. Ce qui disparaît en nous ce n’est pas notre substance qui n’a ni commencement ni fin, mais seulement la conscience individuelle qui n’est pas un principe mais seulement la conséquence de la vie organique…  
    Il n’y a pas de mort, et le grand mystère de l’existence consiste dans une métamorphose ininterrompue – tout est immortel et indestructible – le vermisseau, l’arbre, l’homme, l’être. » 
    Dans un registre certes plus moderne d’esprit, Elias Canetti écrivait, en 1964 : « Les poètes, je les ai qualifiés gardiens des métamorphoses… » Une optique qui m’est chère. 

    Dans le grand âge, C* m’écrit en m’offrant deux livres de son cru, en regrettant rétrospectivement, parlant de son œuvre passée, "une forme figée et obsolète, mais j'ai, continue-t-il, toujours tenté de faire chanter cette langue classique sous l'influence de René Guy Cadou..." Au regard de son absolue sincérité, l'un de ses deux ouvrages sera commenté dans une prochaine livraison de Diérèse

    Comment donc essayer d’approcher la somme de ce que l’on ignore de soi-même ? Sûrement en rejetant d’abord les garde-fous fragiles qui délimitent les zones les plus obscures du passé ; puis en reprenant à notre compte, en se les réappropriant, ces bouts de vie que l’on n’a pas vécus jusqu’à leur terme, en passe de se perdre, pour toujours. Ces essais ratés forment en effet une suite infinie dont chaque instant ajoute au fil du temps une autre fibre, la nôtre en particulier. 

    Craignant pour la postérité de ses écrits, L* me demande si j'accepterais d’être son exécuteur testamentaire. Surpris par la démarche, mais quelque peu flatté dans le fond, je lui demande s’il est bien sûr qu’il partira avant moi. Capté j’imagine par l’actuel tissu du monde, déchiré voire déliquescent, mon accord lui est finalement donné... jouer ainsi de la probabilité de son existence comme une partie de dés gagnante. Soyons fous ! 

    Daniel Martinez