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"WOZU : A quoi bon des poètes en un temps de manque ?", ouvrage collectif, éditions Le Soleil Noir, 20 octobre 1968, 20 €

Dans la septième strophe de "Brot und Wein" Hölderlin écrit : "Weiss ich nicht und wozu Dichter in dürftiger Zeit ?", soit : "Je ne sais, et pourquoi des poètes en un temps de manque ?" C'est à partir de cette interrogation que 150 auteurs ou plasticiens se sont à leur tour interrogés, à leur manière, sur le devenir des poètes au regard du monde qui les porte, nolens volens... J'y ai pu retrouver notamment, comme artiste, la regrettée Shirley Carcassonne, qui continue d'accompagner les dernières livraisons de Diérèse.

Voici ce qu'écrivit à cette occasion l'auteur Jacques Lacarrière :

 

 

 

 

Temps du manque, de la médiocrité, dit Hölderlin. Mais ce manque, cette médiocrité ressentis jusque dans la déficience de la chair n'est-ce pas la poésie elle-même qui les engendre ? Je veux dire : l'exigence qu'elle implique en tout désir, l'alchimie qu'elle impose au langage, la brûlure dont elle vêt la pensée ne rendent-elles pas caduques, dérisoires toutes les autres paroles, tous les autres langages du monde ? Pesanteur du profane face à la grâce du sacré. Silence froid des sédiments face aux mots de feu des volcans. Victime, en somme, de sa hauteur nécessaire. Il n'est pas de manque véritable que le vide d'un monde privé de poésie.

 

Mémoire des plus vieilles genèses : alors, la parole du poète accompagnait la fondation des villes, les espérances des semailles, les fêtes des moissons, le lever et le coucher des astres. Elle déchiffrait l'oracle des oiseaux, les messages du vent, le cri primal des sources. Elle aidait les mains du potier sur le tour, le bras du forgeron, les doigts du tisserand. Le poète avait charge de nommer le monde que d'autres façonnaient et, le nommant, avait sur lui pouvoir. Le doigt sur la harpe ou la lyre valait le doigt sur la hache ou l'araire. Miracle disparu.

 

Effet de la poésie sur le temps : cet arbre géant s'écroulant en ce marais du Carbonifère fait-il du bruit puisque nul jamais ne l'entendit ? Pourtant, le disant, le décrivant en cet instant, effrité dans les eux lagunaires, jeté dans la geste des houilles, je déchire et remonte le temps, je restitue à l'arbre son bruit jamais perçu et je nomme sa nuit.

 

Seul outil du poète : le langage. Seule arme : le mot incandescent. Pensons-y : les mots seuls survivent quand le reste s'écroule. Ils survécurent à tous les matériaux de l'homme, aux murailles cyclopéennes, aux maisons de bois, aux bâtiments de pierre, aux édifices de marbre. Ils survivront aux blocs de béton, aux immeubles de verre et d'acier, aux dômes de plastique. Face aux artisans, aux ingénieurs, prisonniers de leurs matériaux périssables, le poète œuvre avec le dangereux, l'inaltérable Outil qui lui permet de nommer, dénommer, surnommer le monde depuis des millénaires. D'être à chaque mot contemporain du premier homme. Adam des mots.

 

Mais heureuse déshérence, sans doute, que celle qui depuis quelques siècles a délivré les mots de cette aura magique. Maintenant, le poète est nu, sans pouvoir sur les fauves ou les pierres, ni Orphée ni Amphion, sans magie et sans prophétie. Il a quitté la robe des druides, la vêture du devin, son habit de lumière est devenu manteau des pauvres. Tant mieux puisque ainsi il est parole au milieu des autres, témoin profane de notre siècle, aux premières lignes des urgences. Lui, le nanti des mots, il est revenu parmi ceux à qui manquent les mots. Et en un temps où ils se vident, s'émiettent, perdent leur sens, le poète a le pouvoir de leur donner leur pleine charge de lumière, de désir, de jeu ou de défi. Un chargé de mission ? Oui : entretenir le sens et la beauté des mots. Réinventer leur fulgurance. Puisqu'en chaque temps de manque, le poète seul est là pour nommer ce qui manque.

Jacques Lacarrière

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