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Entretiens

  • "Entretiens avec Eugène Ionesco", de Claude Bonnefoy, éditions Pierre Belfond, 224 pages, 10 mars 1966, 9,25 F.

    Qui est Claude Bonnefoy ?, mort en 1999, à tout juste cinquante ans : Claude Bonnefoy fut un critique littéraire. Il a collaboré à plusieurs revues, a animé des collections littéraires et écrit de nombreux ouvrages.
    Il est en khâgne à Louis-Le-Grand lorsqu'il obtient le prix Paul Valéry de poésie en 1948. Après quelques années dans l'enseignement, il se consacre au journalisme, d'abord à Arts, puis à La Quinzaine littéraire dont sera membre du comité de rédaction durant plusieurs années et enfin aux Nouvelles littéraires. Il a également crée ou animé des collections : L'Univers des livres aux Presses de la Renaissance, Entretiens chez Belfond ou Les Inoubliables chez Garnier.

    Quant à Eugène Ionesco ?, il a préféré à l'occasion de la sortie de ce livre, signifier à son éditeur que "en vous résumant ma vie, j'aurais peur de me tromper tandis que les dictionnaires me prêtent une histoire objective que je ne puis que respecter." C'est donc un extrait du Dictionnaire Universel des Lettres (éditions Laurent-Bompiani, 1961) où il est ainsi présenté :
    Eugène Ionesco (né en Roumanie, 26/11/1912) passa son enfance en France et y fit une partie de ses études. Rentré en Roumanie, il devint professeur de français au lycée de Bucarest (1936), puis décida de venir préparer son doctorat ès Lettres en Sorbonne. En 1938, il renonce à préparer sa thèse et s'établit en France. Il s'imposa très rapidement au théâtre.

    Voici pour vous un extrait de ses fameux Entretiens :

     

    Claude Bonnefoy 
    Comment travaillez-vous ? Avez-vous besoin d’un horaire? d’un cadre précis, de stimulations extérieures ? 

    Eugène Ionesco 
    C’est très variable. Je n’ai pas de règle, pas de méthode. J’ai des caprices, c’est-à-dire que tantôt j’écris, tantôt je dicte. Il y a des périodes où je retrouve un certain calme, alors, à ces moments-là je travaille tous les matins de neuf heures à midi, de neuf heures à une heure. Écrire, en somme, ce n’est pas du travail… Je considère qu’il est bien malheureux d’exister. Je considère qu’il serait encore plus malheureux de ne pas être. Mais parmi les gens qui existent, je suis l’un des plus chanceux. Je suis plus favorisé que les rois puisque les rois eux-mêmes travaillent, alors que moi je puis aller où je veux, quand je le veux, avec un cahier et un crayon ; je ne dois pas signer de feuille de présence (j’en ai signé autrefois, et je sais ce que c’est !). J’ai donc l’impression que je suis un enfant boudeur, que j’ai mauvais caractère, que ce n’est pas gentil de ma part de vivre ainsi mécontent. Alors qu’il y a des gens qui se font la guerre, que l’on se tue, que d’autres meurent de faim, que d’autres travaillent pour vivre, moi je vis. Pourtant on peut dire que je ne travaille pas et on peut dire que je travaille. Les deux choses sont vraies l’une et l’autre. Je ne travaille pas puisque je peux, en apparence, faire tout ce que je veux et en même temps je suis esclave des mots, de l’écriture et écrire est vraiment une chose pénible. En fait, si j’écris, c’est grâce au sentiment de culpabilité, parce que je suis porté à ne pas écrire, à ne pas soulever de fardeau, à ne pas travailler enfin. Il me faut des mois d’accumulation pour pouvoir travailler un mois. Ces longs mois d’accumulation, qu’est-ce que c’est ? C’est l’envie de travailler, la tristesse de ne pas travailler, la peur de rater ma vie comme si en écrivant on ne la ratait pas, la pensée que des gens sont en train de mourir de faim ou de se faire massacrer pendant que moi je me balade à Montparnasse. Enfin tous ces remords font une sorte d’accumulation d’énergie et au bout de plusieurs mois je réussis à avoir suffisamment d’énergie pour un mois. Il faut que je finisse la pièce en un mois ou deux parce que si cela dure plus, c’et fini, la fin de la pièce peut être ratée parce qu’il n’y aura plus d’énergie en moi. 

    C.B. 
    À ce moment-là, vous travaillez combien d’heures par jour ? 

    E.I. 
    Une heure, une heure et quart, une heure et demie, deux heures par jour. Quelquefois je travaille même durant quatre heures, mais cela n’est pas du vrai travail, parce que le reste du temps je fais de la correspondance. 

    C.B. 
    Et durant les autres heures de la journée, que faites-vous ? 

    E.I. 
    Je me repose. 

    C.B. 
    Vous pensez à votre pièce ou non ? 

    E.I. 
    Oui, j’y pense. Puis je me repose, je fais des mots croisés parce que les mots croisés permettent de penser à tout autre chose… ou de ne pas penser du tout. 

    C.B. 
    L’écriture de la pièce vous libère-t-elle de cette culpabilité que vous ressentez pendant vos périodes d’accumulation ? 

    E.I. 
    La notion de culpabilité ne peut pas s’éteindre avec la création. Quand j’écris, je me sens encore coupable, car je fais quelque chose de finalement très vaniteux et inutile à quinze cents millions d’humains. 

    C.B. 
    Certains de vos personnages, je pense par exemple à Choubert dans Victimes du Devoir, à Amédée, ou même à Jean dans La Soif et la Faim n’héritent-ils pas de ce sentiment de culpabilité ? 

    E.I. 
    Ce n’est pas de la même culpabilité qu’il s’agit. 

    C.B. 
    Une pièce comme Rhinocéros n’implique-t-elle pas une extension de la notion de culpabilité à la notion de culpabilité collective ? 

    E.I.
    La collectivité ne se sent pas coupable. La foule qui se déchaîne, qui lynche ne se sent pas coupable. L’individu seul réfléchit, peut ou non se sentir coupable. 

    C.B. 
    Je vous ai demandé tout à l’heure si le fait d’écrire vous libérait de votre sentiment de culpabilité. Vous m’avez répondu : "Non, c’est lorsque j’écris que je me sens le plus coupable." Mais écrivez-vous sans ce sentiment de culpabilité ? 

    E.I. 
    On parle trop de la culpabilité. Peut-être que tout ce que nous venons de dire à ce sujet est aux trois quarts faux. Je suis moi aussi victime des idées reçues. Disons plutôt que j’écris par angoisse ; par nostalgie … une nostalgie qui ne connaît plus son objet ; ou qui, se fixant sur un objet, se rend compte que sa cause est ailleurs. Mais où ? 
    Pour ce qui est de la culpabilité, pourquoi en avoir ? On peut avoir de la pitié, regretter de ne pas pouvoir sauver l’humanité… mais je n’ai pas fait du tort au monde. Que les geôliers, les justiciers, les tyrans, les violents, les cyniques, les sourds, se sentent eux d’abord coupables… pour moi, je verrai après. »

     
                                                                                                           

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  • La gouvernante de Marcel Proust, Céleste Albaret, interviewée par Jean-Pierre Morphé

    Un entretien de "première main", bien plus intéressant que celui de Paul Léautaud, conduit par le même Jean-Pierre Morphé. Céleste Albaret est restée au service de Marcel Proust, jusqu'à la mort de l'écrivain en 1922. Jean-Pierre Morphé a pu recueillir cet émouvant témoignage de l'ancienne gouvernante.

    Céleste Albaret : La guerre lui ayant enlevé son valet de chambre, je restai auprès de lui et, petit à petit, il s’habituait à mon service. Je peux le dire, il m’avait donné une telle affection et un tel attrait de son charme et de sa personnalité émanaient quand on le connaissait que, quand il fut mort, je crus ne pouvoir plus vivre dans ce service tellement tout le monde me parut impossible. À ce moment-là, il construisait son livre, il travaillait, il me mettait au courant de beaucoup de choses et je fus toujours attirée par cette sensibilité, cette délicatesse qu’il avait pour toute chose, et on avait à chaque instant une espèce de vision qu’il devinait votre pensée et savait vous dire tour à tour ce qui vous faisait plaisir. 

    Jean-Pierre Morphé : Je sais que la chambre de Marcel Proust a beaucoup compté dans sa vie et cette forme d’existence apparaît d’ailleurs constamment dans son œuvre. Est-ce que je peux vous demander de décrire sa chambre, votre première entrée dans cette pièce ? 

    C.A : En effet, quand j’arrivai pour la première fois dans la chambre de Proust - qu’il ne quittait presque jamais - je fus un petit peu émue, étonnée, car c’était pour moi une grande surprise. Je le lui ai raconté plus tard, car j’ai eu l’impression, comme il avait une chambre avec du liège, qu’il n’était entouré que de livres, d’un superbe piano et de meubles jolis. Mais comme le plafond était en liège, on se serait cru dans une espèce de galerie de mine. Et alors, il était là, tout seul, entouré de tous ses livres, on ne s’apercevait plus de rien que de lui-même tellement son regard et sa façon d’être étaient particuliers. 

    J-P. M. : La première fois, je pense que vous avez dû y entrer assez fortuitement puisque vous n’étiez pas encore à son service ? 

    C.A. : J’y suis entrée très gênée, un peu intimidée, d’autant plus que j’avais peu l’habitude de Paris et de la ville. Proust lui-même portait quelque chose de particulier dans son regard, d'intimidant parce que je n’osais pas m’approcher. J’étais intimidée par sa chambre si particulière, je fus étonnée de sortir du grand salon illuminé et si clair et de rentrer dans une chambre avec un éclairage si modeste et lui, étendu, travaillant dans ses cahiers. Comme il était asthmatique, il y avait une atmosphère de poudre Legros. Parfois, à son réveil, il étouffait et il "fumait" un peu de poudre Legros qui restait dans la chambre*. Il y avait très souvent dans sa chambre de la fumée au moment de commencer son travail. J’ai été très étonnée de cette odeur, de cette espèce d’atmosphère et de cette chambre en liège qui faisait très triste.

    J-P. M. : La fumée avait noirci le liège qui avait peu à peu isolé la chambre.

    C.A. : Oui, comme un bouchon qui se patine et devient un petit peu couleur de bois.

    J-P. M. : Il passait la plupart de ses journées étendu, entouré de tables de travail près de son lit ?

    C.A. : Marcel Proust vivait complètement allongé presque tout le temps et ne se levait que pour sortir, quand il faisait des visites à ses relations qu’il avait fort nombreuses et qui l’attendaient avec beaucoup d’empressement et lui apportaient tout ce qui pouvait lui faire plaisir. À ce moment-là je m’occupais de sa chambre, des livres et des papiers car, hors de ces instants, il ne permettait pas qu’on s’en occupe. Quand il rentrait de ses visites ou qu’il était chez lui, il restait allongé et travaillait toujours à son livre sur une petite table de chevet chargée de ses notes, de ses livres et d’un petit plateau sur lequel on servait son petit-déjeuner.

    J-P. M. : Je crois qu’il s’alimentait d’une façon très réduite.

    C.A. : Il mangeait très peu car il disait que, quand on mangeait beaucoup, on ne pouvait pas travailler. Il prenait peu de choses, un café au lait et des croissants. De temps en temps il avait des désirs, car il était très gourmet. Quand il voulait un plat, il le faisait porter de chez Larue et plus tard, il était devenu un fervent du Ritz, c’était l’hôtel Ritz qui faisait apporter ce qu’il désirait.

    J-P. M. : Car on ne faisait aucune cuisine à la maison ?

    C.A. : Si, dans les derniers temps, mais très peu. Je lui faisais quelquefois quelque chose comme des pommes de terre frites et un poulet, des choses comme cela qu’il aimait beaucoup, mais j’en faisais très peu peu et rarement. Je dirais même que, les dernières années, il n’en prenait presque jamais.

    J-P. M. : Je pense que sa maladie devait le rendre très sensible aux odeurs et qu’il devait les proscrire avec soin ?

    C.A. : Marcel Proust ne supportait aucune espèce d’odeur ni aucun parfum, pas même des fleurs. Il ne voulait rien dans la maison dont puissent émaner des odeurs. C’est pour cela que nous vivions sans faire la cuisine, pour qu’il ne reste aucune odeur de quoi que ce soit. Même le chauffage central était isolé de son appartement par des enveloppements qui atténuaient l’odeur du calorifère.

    J-P. M. : Mais comment se chauffait-il ?

    C.A. : Il ne supportait aucun moyen de chauffage, uniquement le chauffage au bois, et avec du bois qui ne sent pas. Il fallait choisir du bois tout à fait bon, bien sec et qui ne fasse aucune odeur en brûlant autant que possible. Il ne se chauffait qu’avec ça.

    J-P. M. : Est-ce que je puis vous demander de raconter une journée de Marcel Proust non point dans les détails mais sa forme de vie ? Je crois qu’il travaillait surtout la nuit ?

    C.A. : On ne peut pas décrire d’une façon régulière la manière dont vivait Proust. Ce que je peux dire c’est que quand des amis venaient le voir, ils me demandaient s’ils pouvaient revenir à telle heure. Et je ne pouvais donner la confirmation de Proust, je leur faisais simplement dire de repasser, à tout hasard, et que, dès que je le verrai, je lui demanderai s’il leur permettait d’être reçus.

    J-P. M. : Je sais, en revanche, que jusqu’à la fin de sa vie, pour son œuvre même, il s’est imposé de sortir beaucoup et d’aller dans un certain nombre de soirées qui lui servaient surtout à construire des personnages et à acquérir des modèles.

    C.A. : Nous sommes allés à Cabourg en 1914 et j’ai eu le grand plaisir de pouvoir l’accompagner, de connaître des choses qui ont fait une partie de son œuvre. Pendant la guerre nous avons dû quitter l’hôtel au moment où on le réquisitionnait pour les grands blessés. Nous sommes rentrés à Paris. Il m’a dit : "Céleste, tout est fini pour moi, pour le dehors de la vie, car je prends maintenant la décision que mon travail est un devoir comme les soldats qui sont sur le front, je dois rester à mon travail et je ne sortirai jamais plus." De ce jour-là il n’est jamais plus sorti pour prendre aucune espèce de vacances, de repos et, quand il sortait, ...

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  • "Noone", de Lydie Dattas, éd. Mercure de France, collection Poésie, octobre 1970, 80 pages

    Parmi les livres qui se publient en nombre à chaque rentrée littéraire, il en est un qui fait bande à part. Il n'avance pas avec les vagues. Il flotte, immobile, blanc, comme l'un de ces oiseaux qui se posent sur la grosse mer. Il renvoie bien la lumière, il est lisse, il a l'air tout neuf. Ce sont vingt-trois poèmes, dont cinq sont écrits en anglais. Ils relèvent d'une beauté puissante, comme on dit "l'hydrogène naissant", qui se prête malaisément au commentaire. Il a paru simple de faire parler l'auteur. C'est une jeune fille grande, brune aux cheveux coupés court, pâle, vêtue d'un chemisier sable, en pantalon et blouson sombres. L'entretien, qui a eu lieu en octobre 1970, a été court.

    Michel Cournot

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