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Diérèse et Les Deux-Siciles - Page 8

  • "Résurgences", un poème de Daniel Martinez

    Infiltré par les pluies obscures
    le jour naissait pour donner du fruit
    sous des cités de feuilles mortes
    à l'horizon en ses faibles reliefs

    les mains cueillaient la forme déchirante
    de cet enclenchement mécanique des mots
    qui tapissent nos mémoires 
    et accompagnent un balancement
    de gouttes de branches en branches


    Le temps jamais ne se fait attendre
    en quelque région de neige haute
    elle n'est tombée qu'avec lui qu'avec elle
    Dans leur cage sifflent les canaris
    pour traverser le froid pour relever
    les fougères dont la tête dodeline
    nous buvions là dans la grande allure
    du grand air dans le crin végétal
    la Fortune aux changeantes lumières


    Nous goûtions pour l'éprouver dans sa venue
    le centre même de ce qui est concave
    ce autour de quoi brodent les pensées
    nous étions de sable
    les rébus de quel désastre
    sous l'œil intense de l'oiseau
    la beauté ne disait qu'un mot
    tu t'avises alors de ce que 
    porte en lui le poème
    ses couleurs dans le vent sans couture


    Proches si proches vois en eux se profiler
    les pointes de tes seins menus
    comme nuées douces au toucher
    comment leur résister


    Daniel Martinez
    8/12/24

  • "Entretiens avec Eugène Ionesco", de Claude Bonnefoy, éditions Pierre Belfond, 224 pages, 10 mars 1966, 9,25 F.

    Qui est Claude Bonnefoy ?, mort en 1999, à tout juste cinquante ans : Claude Bonnefoy fut un critique littéraire. Il a collaboré à plusieurs revues, a animé des collections littéraires et écrit de nombreux ouvrages.
    Il est en khâgne à Louis-Le-Grand lorsqu'il obtient le prix Paul Valéry de poésie en 1948. Après quelques années dans l'enseignement, il se consacre au journalisme, d'abord à Arts, puis à La Quinzaine littéraire dont sera membre du comité de rédaction durant plusieurs années et enfin aux Nouvelles littéraires. Il a également crée ou animé des collections : L'Univers des livres aux Presses de la Renaissance, Entretiens chez Belfond ou Les Inoubliables chez Garnier.

    Quant à Eugène Ionesco ?, il a préféré à l'occasion de la sortie de ce livre, signifier à son éditeur que "en vous résumant ma vie, j'aurais peur de me tromper tandis que les dictionnaires me prêtent une histoire objective que je ne puis que respecter." C'est donc un extrait du Dictionnaire Universel des Lettres (éditions Laurent-Bompiani, 1961) où il est ainsi présenté :
    Eugène Ionesco (né en Roumanie, 26/11/1912) passa son enfance en France et y fit une partie de ses études. Rentré en Roumanie, il devint professeur de français au lycée de Bucarest (1936), puis décida de venir préparer son doctorat ès Lettres en Sorbonne. En 1938, il renonce à préparer sa thèse et s'établit en France. Il s'imposa très rapidement au théâtre.

    Voici pour vous un extrait de ses fameux Entretiens :

     

    Claude Bonnefoy 
    Comment travaillez-vous ? Avez-vous besoin d’un horaire? d’un cadre précis, de stimulations extérieures ? 

    Eugène Ionesco 
    C’est très variable. Je n’ai pas de règle, pas de méthode. J’ai des caprices, c’est-à-dire que tantôt j’écris, tantôt je dicte. Il y a des périodes où je retrouve un certain calme, alors, à ces moments-là je travaille tous les matins de neuf heures à midi, de neuf heures à une heure. Écrire, en somme, ce n’est pas du travail… Je considère qu’il est bien malheureux d’exister. Je considère qu’il serait encore plus malheureux de ne pas être. Mais parmi les gens qui existent, je suis l’un des plus chanceux. Je suis plus favorisé que les rois puisque les rois eux-mêmes travaillent, alors que moi je puis aller où je veux, quand je le veux, avec un cahier et un crayon ; je ne dois pas signer de feuille de présence (j’en ai signé autrefois, et je sais ce que c’est !). J’ai donc l’impression que je suis un enfant boudeur, que j’ai mauvais caractère, que ce n’est pas gentil de ma part de vivre ainsi mécontent. Alors qu’il y a des gens qui se font la guerre, que l’on se tue, que d’autres meurent de faim, que d’autres travaillent pour vivre, moi je vis. Pourtant on peut dire que je ne travaille pas et on peut dire que je travaille. Les deux choses sont vraies l’une et l’autre. Je ne travaille pas puisque je peux, en apparence, faire tout ce que je veux et en même temps je suis esclave des mots, de l’écriture et écrire est vraiment une chose pénible. En fait, si j’écris, c’est grâce au sentiment de culpabilité, parce que je suis porté à ne pas écrire, à ne pas soulever de fardeau, à ne pas travailler enfin. Il me faut des mois d’accumulation pour pouvoir travailler un mois. Ces longs mois d’accumulation, qu’est-ce que c’est ? C’est l’envie de travailler, la tristesse de ne pas travailler, la peur de rater ma vie comme si en écrivant on ne la ratait pas, la pensée que des gens sont en train de mourir de faim ou de se faire massacrer pendant que moi je me balade à Montparnasse. Enfin tous ces remords font une sorte d’accumulation d’énergie et au bout de plusieurs mois je réussis à avoir suffisamment d’énergie pour un mois. Il faut que je finisse la pièce en un mois ou deux parce que si cela dure plus, c’et fini, la fin de la pièce peut être ratée parce qu’il n’y aura plus d’énergie en moi. 

    C.B. 
    À ce moment-là, vous travaillez combien d’heures par jour ? 

    E.I. 
    Une heure, une heure et quart, une heure et demie, deux heures par jour. Quelquefois je travaille même durant quatre heures, mais cela n’est pas du vrai travail, parce que le reste du temps je fais de la correspondance. 

    C.B. 
    Et durant les autres heures de la journée, que faites-vous ? 

    E.I. 
    Je me repose. 

    C.B. 
    Vous pensez à votre pièce ou non ? 

    E.I. 
    Oui, j’y pense. Puis je me repose, je fais des mots croisés parce que les mots croisés permettent de penser à tout autre chose… ou de ne pas penser du tout. 

    C.B. 
    L’écriture de la pièce vous libère-t-elle de cette culpabilité que vous ressentez pendant vos périodes d’accumulation ? 

    E.I. 
    La notion de culpabilité ne peut pas s’éteindre avec la création. Quand j’écris, je me sens encore coupable, car je fais quelque chose de finalement très vaniteux et inutile à quinze cents millions d’humains. 

    C.B. 
    Certains de vos personnages, je pense par exemple à Choubert dans Victimes du Devoir, à Amédée, ou même à Jean dans La Soif et la Faim n’héritent-ils pas de ce sentiment de culpabilité ? 

    E.I. 
    Ce n’est pas de la même culpabilité qu’il s’agit. 

    C.B. 
    Une pièce comme Rhinocéros n’implique-t-elle pas une extension de la notion de culpabilité à la notion de culpabilité collective ? 

    E.I.
    La collectivité ne se sent pas coupable. La foule qui se déchaîne, qui lynche ne se sent pas coupable. L’individu seul réfléchit, peut ou non se sentir coupable. 

    C.B. 
    Je vous ai demandé tout à l’heure si le fait d’écrire vous libérait de votre sentiment de culpabilité. Vous m’avez répondu : "Non, c’est lorsque j’écris que je me sens le plus coupable." Mais écrivez-vous sans ce sentiment de culpabilité ? 

    E.I. 
    On parle trop de la culpabilité. Peut-être que tout ce que nous venons de dire à ce sujet est aux trois quarts faux. Je suis moi aussi victime des idées reçues. Disons plutôt que j’écris par angoisse ; par nostalgie … une nostalgie qui ne connaît plus son objet ; ou qui, se fixant sur un objet, se rend compte que sa cause est ailleurs. Mais où ? 
    Pour ce qui est de la culpabilité, pourquoi en avoir ? On peut avoir de la pitié, regretter de ne pas pouvoir sauver l’humanité… mais je n’ai pas fait du tort au monde. Que les geôliers, les justiciers, les tyrans, les violents, les cyniques, les sourds, se sentent eux d’abord coupables… pour moi, je verrai après. »

     
                                                                                                           

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  • "En noir et blanc", par Henry Bauchau, 11 illustrations de Lionel Doulliet, éditions du Chemin de fer, novembre 2005, 64 pages, 15 €

    Henry Bauchau (1913-2012), poète, romancier et psy­chanalyste belge, a obtenu le grand prix de littérature de la Société des Gens de lettres pour l’ensemble de son œuvre à l’occasion de la parution de L’enfant bleu. Il est également l’auteur de Œdipe sur la routeAntigone ou encore Le boulevard périphérique. Dès 1958, il était lauréat du prix Max Jacob pour Géologie, paru chez Gallimard.

    Il fut le premier abonné de Diérèse, en juin 1998, après que le numéro 1 lui avait été offert. Il résidait alors passage de la Bonne Graine, dans le onzième parisien, pas encore boboïsé, Dieu merci. J'y travaillais à l'époque, un travail alimentaire, faut-il le préciser. Le livre que je vous présente aujourd'hui compte quatre récits, c'est le troisième qui donne son titre au livre, conte vers lequel va ma préférence. D'une construction exemplaire, il allie la nostalgie avec l'art du dialogue (qui n'est pas sans rappeler son équivalent dans le domaine cinématographique avec "Les demoiselles de Wilko" d'Andrzej Wajda ou dans le domaine littéraire, avec Premier amour d'Ivan Tourgueniev, un livre dont je ne saurais trop vous conseiller la lecture ou relecture). 

    Lorsque Henry écrit En noir et blanc, il a 92 ans et se souvient, sa mémoire est intacte : sans en rajouter, il nous fait part de cette merveille qu'est la découverte de l'autre, entre ce qui vient et s'en va, entre ce qui se tait ou ne cesse de parler. Il n'a alors plus rien à prouver, mais à témoigner, pour le meilleur, à insuffler, aux figures qu'il convoque, la respiration neuve qui les régénèrera. Ici autant que là, ses sentiments se conjuguent avec tout le respect dû à la femme, respect qui semble soit dit en passant, s'être perdu par les temps qui courent, où "le sexe deviendra doctrinaire" (dixit Henri Michaux, in Tranches de savoir).
    Il était, il fut d'une autre époque assurément, et sa curiosité pour la revue que je lançais m'a plu d'emblée chez lui, au point que nous sommes restés en contact jusqu'à qu'il tire sa révérence, à l'automne 2012. Diérèse en était à son trentième numéro, avec 250 pages - goutte d'eau rapportée aux 22104 totalisées par la revue depuis ses origines (le 21 mars 1998).

    Voici plutôt :

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