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"Enveloppes" de Charles-Albert Cingria, éditions Mermod (coll. "Le Bouquet"), 15 mai 1946, 100p., tirage à 1000 exemplaires. Ornés d'un portrait de l'auteur par Modigliani

Le critique Patrick Kéchichian présentait ainsi Charles-Albert Cingria, auteur et musicien suisse, qui écrivait sur tout "matériel" qu'il pouvait trouver : menus, billets, papier toilette, etc., connu également pour son côté bohème, ses voyages à pied et à vélo :

"Cingria était né en 1883, d’une famille originaire de Raguse puis fixée à Constantinople. Très vite, l’aisance fit place à la gêne – qui alla souvent jusqu’à la misère pour Charles-Albert… à partir de 1914, c’est à Paris qu’il choisit de s’établir, rue Bonaparte.
Mais il voyage aussi beaucoup, notamment en Italie, où il a (en 1926) quelque problème, pour une affaire de mœurs, avec la police mussolinienne. A partir de 1933, Jean Paulhan l’invite à écrire dans La NRF. Ce qui ne plaît pas à tout le monde : André Gide, par exemple, se demande qui peut bien être ce plumitif farfelu. Mais Paulhan tient bon ; il défendra fidèlement celui qu’il considère comme un écrivain d’exception, un styliste, « gras et onctueux avec quelque chose de monacal ». « Des sujets à la mode, écrivit encore Paulhan à la mort de Cingria (en 1954 à Genève), il se foutait complètement, mais il parlait joyeusement du temps qu’il fait, des arbres, de l’eau, des animaux, surtout des chats (…). Bref, il savait dire ‘‘il pleut’’ comme personne. »
Mais attention, Cingria est tout sauf un auteur pittoresque ; il n’a rien d’un amuseur qui cherche à épater ses lecteurs… « Je n’aime pas ce qui est charmant. J’aime ce qui est carré, bruissant, énorme, chevalin, humain, divin… » Auteur de travaux érudits sur la musique, sur Pétrarque et les troubadours, sur le Moyen âge (il détestait la Renaissance et ses suites) et la civilisation de Saint-Gall, il a aussi écrit sur une foule de sujets inattendus, sur rien, sur tout.

Commencer à le lire, comme nous y invite cette nouvelle édition des Œuvres complètes (cinq volumes prévus, plus deux de correspondance, contre les dix-sept de la précédente édition – 1967-1981 – déjà à l’Age d’Homme), c’est ne plus pouvoir s’arrêter. Jacques Réda en sait quelque chose, qui est l’un des meilleurs connaisseurs français de Cingria.
Mais il faut en désigner d’autres, prestigieux et divers. De Claudel et Max Jacob à Paulhan pour le passé, de Jaccottet, Starobinski et Chessex à Michon et Bergounioux pour aujourd’hui, il furent et restent nombreux, inconditionnels."

Pour être plus précis, Pierre Bergounioux, que les lecteurs de Diérèse peuvent suivre via les pages encore inédites de son Journal régulièrement publiées par la revue, a écrit en 2005 chez Fata Morgana : Pycniques et leptosomes (sur C.-A. Cingria).

Voici à présent deux textes extraits de ce livre enté d'une belle "illustration" de Modigliani - peintre qu'il a connu -
Enveloppes :

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La vie de château 

     C'est une couleuvre qui est sous une pierre, une grande pierre plate grise que personne n’a jamais pu soulever. Elle y pénètre par un trou qui est comme celui d’une cuvette de montre au temps où les montres se remontaient par des clés ; et elle est là comme chez elle. Si le niveau du lac monte et que les vagues du bateau à vapeur l’incommodent par trop - ce qui n’est que périodiquement, et elle sait à peu près les heures - elle déménage et va dans le mur, un peu plus haut dans les broussailles. Est-elle apprivoisée ? Pas tout à fait. Ce serait ennuyeux si elle perdait, dans les services qu’elle rend, son naturel sauvage ; cependant elle ne s’étonne pas d’être l’objet quelquefois - le dimanche, disons - de quelque gentille attention, telle qu’une petite tasse de lait posée à côté de sa pierre. Ceux qui, du château, observent à la lorgnette ce qui va se passer s’étonnent quelquefois de sa lenteur. On la voudrait voir sortir et plonger sa tête, comme cela est imagé dans des décalques ou des dessins à la plume de quelque livre d’emblèmes. Eh bien non, il ne se passe rien, c’est-à-dire que cette tasse reste là et on s’ennuie d’attendre. Il faut comprendre qu’elle est absente, ce qui est fort normal. Elle est souvent en excursion. Ou bien elle va sortir du lac et, en effet, avant de rentrer, siffler avec délice le contenu de cette tasse alors que plus personne ne la regardera. 
     Au château on l’aime beaucoup et on en a un peu peur car elle a bien un mètre trente depuis plusieurs années qu’elle s’endort l’hiver et se réveille au printemps sans que personne ait tenté de lui nuire. Tout le monde est prévenu, le nouveau jardinier, le garde-barrière, les électriciens, les visites. Il n’y a que de chemin de fer qui pourrait la couper en deux, mais elle s’en doute et ne se hasarde pas trop de ce côté-là. Le plus grand danger, ce serait les promeneurs du dimanche - les imbéciles qui franchissent le mur de clôture, malgré l’écriteau et une très forte amende infligée par le greffier s’ils sont pincés. Les baigneurs, non moins, ceux qui arrivent par le lac et qui croient que cette petite plage broussailleuse où dégringolent d’un mur deux ou trois prunes est à tout le monde, pourraient être un danger pour elle. Mais c’est plutôt l’inverse qui se produit, car elle prend les devants, c’est-à-dire qu’elle est déjà dans le lac et, si on entend d’horribles cris, il n’y a pas à s’étonner ; elle est joueuse à un degré insoupçonnable. Savez-vous ce qu’elle fait ? Elle attend que les vagues du bateau à vapeur aient obligé quelques timorés à se tenir debout dans l’eau, en attente près de la plage, et elle s’élance et leur file entre les cuisses, ce qui est d’un effet glaçant immédiat. Ces gens se sauvent avec de grands gestes aqueux de personnages de bas-relief romain. Ils gagnent l’escalier de tuf puis le pont et en grande épouvante traversent la voie pour essayer de retrouver leurs vêtements où ils les ont laissés.   
     Cependant, même lorsque le lac est calme - je veux dire sans cette surprise artificielle des vagues, il arrive qu’elle s’élance, mais par amour, comme une anguille s’élance vers une autre anguille, dans la mer des Sargasses, vers une forme blanche qui nage et que cet enlacement ne pétrifie pas d’horreur. Au contraire. Mais, c’est bien étrange des phénomènes pareils ! C’est délicat aussi de mettre en jeu des personnalités qui pourraient se reconnaître.
     Il y a le soleil aussi à décrire. C’est si agréable de se laisser dégringoler des pruneaux brûlants sur le ventre, pendant qu’on entend venir le train comme s’il allait vous abolir ! 

 
 
 
 
L’homme des terres 
 

     Je pense à des truffes, à un terrain charognard défoncé par des porcs. L’homme est ainsi tel qu’il est dans ses intentions de ne rien faire, qui ne soit de cet élan du tréfonds de lui-même qui est de sa nature élégiaque décervelée.   
     Le terrain s’exhausse et crève, selon son rêve qui est tout de folie solitaire, avec une campagne immense qui le justifie. Il se moque bien d’être ainsi. Tout est harmonieux et juste dans ce qu’il motive, qui dans le fond est insane. Mais il s’en moque. Ses gros pieds charognards avancent et la terre célèbre, et il enfonce les premiers plants. Et véritablement nous ne savons que dire ni quel jugement porter sur nous qui le contemplons dans cette harmonie extraordinaire qu’il suscite. Car il n’y a pas un défaut là-dedans. Il y a que c’est total. C’est un homme qui bouscule la terre en avançant. 
     Le ciel aussi est à contempler qui est exactement dans sa discipline. Que dire ? Est-ce que l’on approuve ou non ? Rien. Il y a un poids dans les spectacles. Les lignes se concertent pour obéir au potentiel humain, aussi sordide soit-il. Cela est rond pour finir. Rond et chaud et très évidemment fou, mais c’est toute la vie qui est ainsi souvent pour des êtres délicats qui sont obligés d’endurer ça et de vivre sous cette loi unique, de telle sorte qu’il y a finalement une beauté.
     C’est affreux, n’est-ce pas, mais c’est bien ce qui est affreux quand la terre devant un avancement pareil doit rendre. La terre toute défoncée. Qu’est-ce qui se passe dans cette cervelle ? Rien : c’est un homme. Ni méchant, ni bon : simplement homme et sans défense devant nos critères qui n’ont pas de motifs autres que la position, le privilège de naître autrement, alors que lui est né ainsi et bouge ainsi et Dieu sait le tumulte que ça fait devant les astres !
     Il y a de l’eau-de-vie de pommes de terre dans cette résolution dont témoignent ses farouches doigts de pied circulairement épanouis. La lune ardente va bientôt dire son mot. Tout l’horizon sent la terre. Le Rhône est absolument rectiligne avec des petites plantes grises qui ont des grains orange comme d’un chapelet et chaque cinquante mètres il y a un promontoire de gros rocs jetés là pour empêcher le courant de ronger les rives. De la toile métallique existe même dans la boue et le sable où toutes sortes de pauvres branches se cadavérisent. C’est là que viennent souffler des hérissons qui détalent avec beaucoup de délicatesse. On observe ensuite leurs petits pas sur le sable au moment où ce dernier se mouille parce que se produit par à-coups une sorte de marée à peine sensible.
     De l’autre côté, donc sur l’autre rive, c’est exactement comme de ce côté, sauf qu’il y a le train. Il y a aussi un homme debout tout à fait noir. Est-ce qu’il pêche ? Non, il est parfaitement immobile et il regarde. Quelle peut être sa classe sociale ? Aucune. Sa pensée ? Il ne pense probablement pas : il écoute. Enfin, derrière - mais derrière la voie - il doit y avoir une maison, car il y a une très fine lumière. Elle s’éteint.
     C’est ainsi, la vie, un soir, alors qu’on ne se souvient pas de ce qu’il y avait avant, et qu’on ne sait pas ce qu’il y aura après. On ne veut pas : on existe, on est. Comme le monde. 

Charles-Albert  Cingria

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