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"Charrue", de Robert Pinget, Les éditions de Minuit, 7 mars 1985, 80 pages, 30 F.

Né le 19 juillet 1919 (symbolique des nombres), Robert Pinget est un romancier et auteur dramatique d'origine suisse.
Après avoir terminé des études de droit, il exerce le métier d'avocat à Genève durant un an. Il quitte la Suisse en 1946 pour Paris, où il entre aux Beaux-Arts.
Il publie son premier ouvrage, Entre Fantoine et Agapa en 1951. En 1952, Robert Laffont publie son premier roman, Mahu ou le Matériau, sous l'impulsion de Georges Belmont. Ensuite c'est Le Renard et la Boussole chez Gallimard, en 1953, grâce au soutien d'Albert Camus, Alain Robbe-Grillet et surtout Samuel Beckett, qui restera un grand ami de Pinget, le conseillent à Jérôme Lindon, patron des Éditions de Minuit. Graal Flibuste paraît donc chez Minuit en 1956, après avoir été refusé par Raymond Queneau chez Gallimard. Désormais, Minuit sera l'éditeur de Pinget.

Deux ans avant d'acquérir la nationalité française, il s'installe, en 1964, en Touraine, dans ce qu'il appelle sa « chaumière », où il écrira la plupart de ses livres. Il y construit une tour, et invente ce qui est considéré comme sa « dernière veine », à savoir la série des « carnets », dont la parution commence en 1982, avec la publication de Monsieur Songe, du nom de ce personnage vieillissant dont Robert Pinget n'a jamais nié qu'il était une forme d'alter ego.
Peu après le colloque qui lui est consacré à Tours, en 1997, il succombe à une attaque cérébrale dans cette même ville, le 25 août 1997.

Voici un extrait de Charrue, deuxième (après Le Harnais) de ses cinq carnets parus aux éditions de Minuit :



 

"Un long développement sur un sujet donné c'est ça le difficile. Il en est devant sa page blanche où il en était écolier. Ses années d'exercice n'ont été que lutte pour allonger la sauce. Aucun jugement à porter là-dessus qui était un impératif. Développez, développez.
Mais maintenant est-ce toujours la règle ? Il voudrait bien répondre non mais il craint encore le pion qui veille au coin de sa caboche.

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Note roman.
Si on le forçait sous peine de mort à esquisser en quelques pages les grands traits d'un roman qu'est-ce qu'il écrirait ? Spontanément une histoire d'amour lui paraîtrait indispensable mais n'ayant aucune expérience en la matière il s'ingénierait à l'évoquer entre les lignes, par vagues allusions aussitôt démenties, dans un discours relatif à autre chose. Laquelle ? Son existence quotidienne par exemple mais n'ayant aucune envie de la dévoiler au lecteur il l'évoquerait entre les lignes, par vagues allusions aussitôt démenties, dans un discours relatif à autre chose. Laquelle ? Il se rabattrait disons sur des descriptions imaginaires de paysages, de demeures, de mobiliers, voire de personnages, mais n'ayant aucun plaisir à les rendre crédibles il les noierait dans un discours relatif à autre chose. Laquelle ? Il inclinerait à faire de ces dérobades le sujet même de son roman mais n'ayant aucun métier pour le mener à terme il le laisserait se perdre dans un discours attribué à quelqu'un d'autre dont, par vagues allusions contradictoires entre les lignes, il inciterait finalement le public à penser que cet autre ni personne n'en serait l'auteur.

* * * 

A un jeune romancier qui s'évertue à camper, comme il dit, des personnages, monsieur Songe conseille en termes gracieux de décamper d'abord du sien. Apprendre à écrire c'est se mettre à l'école de l'humilité. Tout le temps après de jouer à l'auteur.

* * * 


Le délayage journalistique le hérisse tellement qu'il ne peut plus lire que les manchettes des journaux et les gros titres. Son information s'en ressent et il le déplore. Il en est réduit par un dernier acquit de conscience à imaginer l'article ou le commentaire, quitte à se fourvoyer complètement et à aboutir à des conclusions n'ayant rien à voir avec la réalité, ce qui fait pouffer son entourage. Mais il préfère ce ridicule-là à celui de s'efforcer d'emmagasiner des textes qui le rendent malade.

Mais il prévoit avec angoisse le moment où toute lecture aura cet effet. Qu'est-ce qu'il lui restera pour se meubler l'esprit ? Son ami le rassure en lui disant le peu d'esprit qui te reste suffira à meubler ton silence.
Cette réponse abrupte sonne si bien à l'oreille du vieux... qu'il s'en méfie. Vaut-il pas mieux se détruire la santé à lire des délayages instructifs quoique nauséeux que de se réconforter à l'ouïe de formules élégantes mais captieuses ?
Bref en attendant le silence il n'aura guère que la ressource de se rappeler ses lectures, seul mobilier de l'esprit. Jusqu'à ce qu'il n'ait plus qu'un tabouret à sa disposition."

Robert Pinget

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