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"Deux Sœurs", ("The Sisters") d'Archibald Joseph Cronin, traduit de l'anglais par Jane Fillon, éditions Albin Michel, 313 pages, 1975

Considéré comme un roman mineur de Cronin, Deux sœurs n'en mérite pas moins le détour, servi qu'il est par l'excellente traduction de Jane Fillon. Car les multiples rebondissements de l'intrigue démontrent s'il en était besoin que rien n'est joué d'avance, que tout peut basculer, par la volonté de l'auteur et son refus de simplifier les tenants et aboutissants, dans une vision non manichéenne des rapports humains. Cette vision éthique du romancier a mes faveurs, celle d'un auteur découvert dès l'adolescence avec Les Clés du royaume. Voici ce que ce livre, Deux sœurs, met en scène, dans le milieu médical, sans oublier que A. J. Cronin fut d'abord médecin des pauvres en milieu industriel :

"Ce n'est pas Anne Lee qui aurait laissé un malade en danger de mort pour aller se préparer une tasse de thé : elle a une conception bien trop haute de son devoir d'infirmière. Sa sœur, Lucy, n'a pas autant de conscience professionnelle et l'enfant qu’elle aurait dû surveiller meurt. Afin que Lucy, encore stagiaire, ne se voit pas interdire la profession, Anne prend la faute sur elle. Renvoyée de l'hôpital de Shereham, elle est engagée à celui de Hepperton, dans la banlieue de Manchester. Sa valeur y est vite appréciée. Son intervention lors de l'opération du très influent Matt Bowley en est une des multiples preuves. Pourtant, elle sera encore congédiée. 
Le chirurgien Prescott l'a recommandée à un hôpital de Londres, mais elle a dû renoncer a son rêve de faire carrière avec sa sœur : Lucy, qui ne pense qu'à gagner de l'argent, est entrée dans une clinique de mauvaise réputation. Se consacrer à l'amélioration du sort des infirmières, voilà désormais le seul but d’Anne - une vie solitaire vouée son métier, sa seule ambition - mais de nouveau l'égoïste et légère Lucy est la pierre qui déviera le cours de son existence, cette fois vers un avenir moins austère et plus heureux."

Pour les lecteurs du blog, cet extrait :

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Bien qu’on lui eût montré Prescott à plusieurs reprises, Anne ne l’avait jamais approché de si près. Le voyant dans son cadre, dans cette salle étincelante de blancheur et de propreté, Anne fut frappée par son intense présence, par la force que dégageait sa personnalité. De carrure et de taille moyennes, il paraissait souple et se tenait très droit. Il avait des traits bien dessinés, une expression calme et assurée, d’épais cheveux noirs, un menton ferme, mais ce qui frappait le plus, c’était ses yeux, au regard à la fois réservé et pénétrant. Des yeux d’un bleu glacier semblaient vous transpercer jusqu’à l’âme.
     Il leva un doigt. On amena sur un chariot le malade déjà sous l’effet de l’anesthésie et on le transféra sur la table d’opération. Tout ce qu’on pouvait voir du grand Matt Bowley, c’était une forme anonyme recouverte d’un drap et un morceau d’abdomen badigeonné d’iode. Prescott se saisit d’un bistouri et fit la première incision.
     Anne était habituée à l’atmosphère si spéciale d’une salle d’opération. Que de fois elle avait vu, à Shereham, le docteur Hassall opérer avec compétence, ou des chirurgiens spécialisés appelés pour des cas difficiles, les traiter avec brio. Elle connaissait bien, également, les méthodes classiques, mais excellentes, de son propre chef, le docteur Sinclair. Mais elle assistait en cet instant à une démonstration extraordinaire, unique, aussi différente de la méthode ordinaire qu’une coupe de champagne d’un verre d’eau croupie. Quelque chose de véritablement éblouissant.
     Nullement impressionné par la qualité de son malade, non plus que par le déploiement ordonné par la surveillante générale, Prescott opéra avec précision et rapidité. Une simple appendicectomie aurait été l’enfance de l’art. Mais l’opération se montrait plus compliquée que prévu. Devant ce nouveau problème, Prescott n’eut pas un battement de paupières. Déjà l’appendice était enlevé, mais le chirurgien, visiblement guidé par son intuition, explora du côté du foie. Travaillant avec une incroyable rapidité par l’étroite incision qu’il avait pratiquée au début, il mit à jour une vésicule biliaire en piteux état. Anne comprit qu’il venait à l’instant d’en décider l’ablation.
     Retenant son souffle, elle suivit attentivement chacun de ses gestes, rapides et sûrs. À un moment donné, Miss Carr, son assistante, lui tendit un instrument qui ne convenait pas. Anne aurait crié devant une telle faute. C’était un peu comme si, au cours de l’exécution d’une symphonie dirigée par un chef magistral, le premier violon avait joué faux. Prescott se contenta de marquer un temps, et sans même tourner la tête, il laissa choir l’instrument sur le sol dallé. Le bruit que fit le bistouri en tombant était à lui seul un reproche plus cinglant que les paroles les plus acerbes. Puis il tendit sa main gantée pour que l’infirmière y dépose la pince dont il avait besoin. Tout cela, dans le silence le plus absolu. On savait en effet que Prescott, quand il opérait, exigeait un mutisme quasi absolu. Un homme orgueilleux, froid, distant, se dit Anne, mais quel praticien ! Suivre dans son ascension un tel patron, le servir, voilà qui aurait comblé ses aspirations.
     L’opération approchait de sa fin. Il ne restait plus, maintenant, qu’à recoudre la paroi abdominale. Prescott s’immobilisa, attendant le mot qui lui permettrait de poursuivre. Cette pause, qui à nouveau rompait le rythme de la symphonie, Anne la ressentit comme un temps mort. Miss Carr, l’assistante de Prescott, rougit imperceptiblement et interrogea du regard l’infirmière chargée de compter les compresses.
     "Vingt-quatre", chuchota celle-ci précipitamment.
     Miss Carr, une femme au corps trapu, se tourna vers Prescott en lui tendant une aiguille :

     "En règle docteur."
Anne sentit son sang se glacer dans ses veines. Cette fois, ce n’était plus chez elle de l’agacement. Un frisson la parcourut. Bien que son rôle consistât simplement à se tenir prête à mettre l’irrigateur en marche, instinctivement elle avait suivi les phases de l’opération dans leur moindre détail et machinalement compté les compresses employées, puis jetées toutes sanglantes après usage. Or, si Prescott avait effectivement usé de vingt-quatre compresses, il n’en avait rejeté que vingt-trois. Il en manquait donc une.
     Clouée sur place, paralysée d’horreur, elle regarda Prescott faire le premier point de suture, consciente qu’elle seule avait enregistré l’erreur de l’infirmière. Sa formation, le règlement, tout lui ordonnait de se taire, mais elle savait aussi qu’en se taisant elle laissait l’opération aboutir peut-être à un désastre. S’enfonçant les ongles dans les paumes des mains, elle fit appel à tout son courage, tout en cherchant à épargner sa collègue. Faisant un pas en avant, et remuant à peine les lèvres, elle chuchota :
     "Miss Carr… Il manque une compresse.
     - Silence, tonna Prescott. Je ne tolère aucun bavardage pendant que j’opère." Il se penchait déjà pour faire le second point de suture, mais soudain il se redressa, chercha du regard l’infirmière qui avait osé commettre la faute insigne de parler. Et l’aiguille à la main, il demanda d’un ton glacial : "Qu’avez-vous dit ?"
     Anne, pâle jusqu’aux lèvres, soutint son regard sans faiblir.
     "Je… je m’excuse, balbutia-t-elle. Mais je n’ai compté que vingt-trois compresses.
     - Quelle absurdité !" s’exclama l’infirmière en chef, indignée d’une telle audace en tournant vers Anne son mufle de bouledogue en colère.
     D’un geste, Prescott arrêta ses protestations et celles, non moins indignées, de Miss Carr.
     "Recomptez les compresses", dit-il d’un ton coupant.
     On recompta les compresses sanglantes jetées dans le seau. Il n’y en avait que vingt-trois. Miss Carr étouffa une exclamation et le visage déjà congestionné de l’infirmière en chef tourna au violet. Prescott ne dit pas un mot. Se penchant sur le patient, il introduisit sa main dans la plaie béante et quand il la ressortit, il tenait au bout de ses longs doigts souples la compresse manquante.
     Un silence lourd de signification pesa un moment sur la salle. Chacun retenait son souffle. Toujours sans ajouter un mot, Prescott acheva de recoudre la plaie.
     "Je pense que tout ira bien", dit-il avec son calme habituel en s’adressant à l’anesthésiste qui se trouvait à ses côtés.
     Il n’adressa pas le moindre reproche à son assistante, pas plus qu’à l’infirmière coupable de cette inqualifiable négligence. Après un dernier regard à son malade, il sortit de la salle d’opération sans même jeter un coup d’œil à Anne. Elle en conclut que le chirurgien s’était hâté d’oublier cet incident malheureux et de le chasser de sa mémoire. Ce qu’elle ignorait, c’est que Robert Prescott n’oubliait jamais rien de ce qui avait trait à son travail… ce travail auquel il vouait sa vie et pour lequel il brûlait d’un feu sacré.


A. J. Cronin

 

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Technique mixte sur toile, Daniel Martinez

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