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"Le Grand Escroc" (Confidence Man and his Mascarades), d'Herman Melville traduit par Henri Thomas, Points Littérature, Le Seuil, 1984, 395 p., 31,50 F.

Le Grand Escroc est le dernier roman que Melville publia de son vivant, le dixième en onze ans. Après la publication de ce roman, Melville s'est détourné de l'écriture professionnelle ; il est devenu conférencier, racontant principalement ses voyages à travers le monde et plus tard, pendant dix-neuf ans, il devient un fonctionnaire fédéral. Il a continué à faire de la poésie, mais n'a publié aucun travail de prose majeur après L'Escroc. Billy Budd, le roman trouvé parmi ses papiers après sa mort, n'a été publié qu'en 1924.

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Voici pour vous, la recension de Claire Parnet, qui vous présente ici ce livre d'exception, dont je ne saurais trop vous conseiller la lecture :

 

 

 

 

 

   Plus Herman Melville s’est isolé du monde, plus la vie a envahi ses livres. Ses premiers romans ressemblent à sa jeunesse : ils racontent d’extraordinaires aventures qu’il a vécues.  Leur succès est immédiat. En 1853, Melville s’installe à New York et, trois ans plus tard, il imagine un livre qui est la réalité de la mer, son âme même : Moby Dick. L’océan n’est plus un décor, il est l’origine. 
   Comme tous les grands écrivains, Herman Melville invente une lecture en même temps qu’une écriture. La lutte du capitaine Achab et de la baleine blanche n’est pas une métaphore à interpréter définitivement, elle est à lire à l’infini. Dans Moby Dick, tout est métaphore : comme les vagues, les phrases se découvrent pour mieux enrouler leurs mystères. Comme la mer, les mots grondent, se calment et arrachent des blocs de vérité d’on ne sait quelles profondeurs. Les métaphores sont un rythme qui emporte au-delà du visible. On perçoit l’invisible ; on le voit et on l’entend. Melville a construit son récit dans les vides et les tourbillons, hors la psychologie. Une langue vivante nous restitue la violence d’un combat, sous le rêve d’un vieux marin fou. 
   Moby Dick n’est pas lu. Avant sa publication, Melville s’est encore un peu plus retiré : il est fermier à Pittsfield. Il écrit sans répit un roman, Pierre et les Ambiguités, Israël Potter, d’abord en feuilleton ; des nouvelles et des contes : Bartleby et Benito Cereno. En 1856, il invente The Confidence Man (Le Grand Escroc).

   La furie de Moby Dick semble loin, Melville a mis de l’ordre : la mer s’est changée en un fleuve calme, l’improbable équipage du baleinier Pequod, en une foule de passagers actifs, la pêche perdue dans le temps, en une traversée d’une aube à celle du lendemain. Un 1er avril, au lever du soleil, un albinos muet, vêtu de couleurs pâles, monte à bord du Fidèle
   Dans la première partie du roman, un Grand Imposteur ne cesse de duper les gens en multipliant les rôles et les déguisements. Comme la baleine blanche, il apparaît et disparaît ; mais lui ne réapparaît jamais sous son apparence précédente. Ses métamorphoses défilent à une cadence d’enfer. Melville complique encore cette grande parade en annonçant des rôles qui ne viendront pas : comme les métaphores, les changements de formes valent aussi pour eux-mêmes. Dans cette mascarade, les discours se bousculent, les rumeurs courent, les témoignages se contredisent pour mieux cerner le Grand Imposteur. Illusion supplémentaire : il ne sera jamais démasqué. À quoi bon arracher un masque qui en cache un autre ?  Le Grand Escroc n’est pas un roman policier, c’est un carnaval philosophique. 

   Le Grand Imposteur, maître des travestissements et des duperies, s’évanouit et au chapitre XXIV, entre en scène un pitre qui n’a plus besoin de déguisement, son manteau de fou réunissant tous les habits du monde en une bigarrure universelle : le Cosmopolite. Le ton change, le ballet se calme, Melville précise sa pensée. 
   Vouloir confondre l’imposture et dénoncer les illusions, c’est s’engager dans la voie du jugement et de la mort. Trouver la vérité une fois pour toutes au lieu de la chercher, de la créer, c’est s’en servir comme d’une valeur qui excède la vie. Qui l’épuise au nom d’un bien, vide et faux. Pour préserver sa puissance dans notre désespoir, il faut, comme le clown, sauter d’un habit à l’autre, bondir d’une ligne à l’autre. Être un "misanthrope jovial" qui traque les représentants de la loi, les déçus du monde, les "philanthropes aigris". Melville croit en un homme futur, qui, comme le Grand Escroc, sera un "véritable original". Sans modèle mais conforme aux origines et à leur mystère lumineux de vie. 

   Quand, en 1857, paraît ce livre immense, Melville a trente-huit ans et pense avoir terminé son œuvre : il se retranche dans un silence de trente ans traversé parfois de quelques poèmes. Les critiques parlent d’amertume et réduisent sa souffrance à une réaction. Dans cette lutte qui l’oppose à l’écriture depuis dix ans, il en est arrivé au point le plus difficile : empêcher que le mince filet se tarisse. Il lui faut mille prudences, mille lenteurs pour préserver le lien. S’il a cessé d’être un auteur, il n’en aura jamais fini d’être écrivain. Trois ans avant de mourir, il écrit l’histoire du pur Billy Budd qu’il achève avec sa vie. 


Claire Parnet 

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