Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Charles Juliet : "Journal III (1968-1981)", Hachette P.O.L., 30 mars 1982, 360 pages, 70 F.

C'est l'édition d'origine du troisième tome du Journal de Charles Juliet (qui a participé au numéro 52/53 de Diérèse), que j'ai entre les mains, sans autre titre d'accompagnement. Depuis que l'ouvrage a été réédité par P.O.L., en 1999, la première de couverture porte désormais le titre : "Lueur après labour", le livre se négociant au prix de 21,45 €. Charles Juliet, pour qui "C'est par le singulier qu'on accède à l'universel", en est à ce jour au  dixième tome de son Journal.
Un travail de mémoire remarquable que le sien, sans béquille de courants littéraires à épouser pour se conformer à la norme admise, ou souci de faire œuvre, lié à un esthétisme qui mettrait en avant "la réception de ce qui s'écrit", bien présente aujourd'hui dans le champ éditorial
, via les sensitivity readers par exemple.
Par parenthèse, un auteur m'a envoyé hier son dernier livre, avec un petit mot d'accompagnement dont je vous livre une partie du contenu, qui ne m'a pas laissé indifférent : "Un travail soutenu a été mené entre l'éditeur et moi-même. La version finale retenue par l'éditeur, après corrections, ne ressemble pas à la mouture initiale..." Bref, l'écrivain n'est plus maître chez lui, signe des temps actuels ?

J'ai choisi quelques extraits du Journal de Charles Juliet (tome III) datant de la fin de l'année 1974, il y parle du peintre Bram Van Velde, avec l'attention qu'on lui connaît, un constant souci du détail. Précisons qu'a paru en format Poche, en 2020, Rencontres avec Bram Van Velde, éd. P.O.L. 
Pour l'heure, voici :

 

 

 

20 octobre

Promenade avec Jacques Putman. Bien évidemment, nous parlons de Bram. Il m'apprend que Bram a tellement été marqué par ses années de misère, que jusqu'à ces derniers temps, il vivait dans la hantise de se retrouver un jour à l'hospice.
Il n'a jamais d'argent sur lui. Toutefois, depuis son arrivée en Suisse, il ne se sépare jamais d'un billet de cinquante francs. Un billet froissé, délavé, écorné, au papier plus ou moins décomposé. Bram va souvent se promener seul, et comme il craint de se perdre, il veut le cas échéant pouvoir prendre un taxi.
Jacques me parle de son étrangeté. Du fait que dans sa vie, il survient des événements toujours un peu curieux.
Avant la guerre, à Montparnasse, Bram était lié à un groupe d'artistes d'Europe centrale. Un de ceux-ci avait ensuite émigré aux Etats-Unis, et là-bas, avait fini par gagner beaucoup d'argent. En 1945, avant de mourir, se souvenant de Bram, de sa misère, cet homme avait demandé à ce que ses vêtements lui fussent envoyés. Ce qui fut fait. Et c'est ainsi que Bram, qui vivait dans le plus complet dénuement, se trouva porter des vêtements coûteux et d'une rare élégance, en une période où la plupart des gens étaient mal habillés.
   - Avec lui, ajoute Jacques, on ne peut jamais savoir où est la réalité, car au fond, il ne lui a jamais tellement prêté attention.
Et il me raconte cette anecdote :
Une fois, en sortant de chez lui, Bram remarque une paire de lunettes dans une poubelle. Il les essaie. Elles lui conviennent. Il les a gardées vingt ans. Mais un jour, il dut se rendre chez l'oculiste. Jacques l'accompagnait. Examen des yeux, des lunettes. Stupeur de l'oculiste.
   - Mais avec de telles lunettes, vous ne pouvez rien voir.
Et tout aussitôt :
   - Mais que faites-vous dans la vie ?
Bram a perçu l'étonnement nuancé de moquerie, et magnifique :
   - Je peins mon vie intérieur.

 

30 décembre

Chez Bram.
Après le repas, ainsi que nous en avons maintenant l'habitude, nous allons nous promener. Grisaille. Campagne morte, mais en bordure de la petite route, ces très vieux chênes que chaque fois nous admirons. Bram est tendu, angoissé. Longs, lourds silences. De temps à autre, je hasarde une question. Et c'est à nouveau le silence. Puis après plusieurs secondes - qui peuvent parfois atteindre jusqu'à la minute, ce qui paraît singulièrement long - la réponse surgit. Brève, souvent percutante, émise avec une gravité et une force de conviction qui impressionnent.
   - Ce qui fait défaut, c'est le réel.
   - Je ne suis vraiment bien que l'été, dans le garage. Là, je suis véritablement nu.
   - Je n'ai cherché qu'à être un homme libre.
   - Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour pouvoir respirer. Il n'y a là aucun mérite.
(Beckett me fit un jour la même réflexion, et je crois bien, avec les mêmes mots.)
   - Travailler, c'est avant tout ne pas faire.

   - La vie de la plupart est une routine dirigée. L'artiste est celui qui cherche à vivre en liberté.
   - Quand la vie surgit, elle est l'inconnu. Mais pour être capable d'accueillir l'inconnu, il faut être sans bagages.
   - Tout ce que j'ai cherché, ce fut à ne pas trahir la vie.
   - Dans le travail, je vis mon silence.
   - L'acte doit être libéré.
   - Le faire doit inclure le non-faire.
   - Le beau, c'est l'émerveillement devant l'inconnu. Mais un inconnu vrai.
   - Tant de peintres et d'écrivains ne cessent de fabriquer, parce qu'ils ont peur du non-faire.

Je lui parle des intermittences de la vie. Des périodes de rocailleuse aridité que je connais.
   - Quand la vie est absente, il faut savoir s'abstenir. Ceux qui s'obligent à faire ne comprennent pas qu'ils se condamnent à mentir.
   - Il m'a fallu exprimer ce que la vie comporte de lamentable, et devant quoi on a le plus souvent fermé les yeux.
   - Je suis un primitif. Il m'a fallu sortir l'élément vital.
Je lui demande ce que lui a apporté la peinture.
   - Elle m'a permis de n'être pas tout à fait une loque.

Charles Juliet

 

Les commentaires sont fermés.