Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

"Konjaku" - Récits de la tradition japonaise de l'époque de Heian, traduits par Satoshi Tsukakoshi, éditions Robert Delpire, 20 février 1959, 222 pages, 3550 ex.

C'est Armel Guerne, un poète et traducteur dont j'apprécie particulièrement les Fragments, qui a établi la version française de ces écrits datant de l'époque de Heian (autrement dit : de la "Paix", en japonais, une époque qui court de 794 à 1185), âge d'or de la culture et de l'art nippon. Lesdits contes sont à rattacher à la troisième période de cette période (milieu du XI e siècle à la fin du XII e siècle de notre ère).
Premier titre de la collection La Fable du Monde, titre repris de celui d'un livre de Jules Supervielle (Gallimard, 1938) j'ai choisi ce récit conduit à l'inverse des codes moraux traditionnels, où l'on s'avisera que c'est bien le cœur qui compte, avant la raison. Plutôt éloigné d'une éthique étroite qui paralyse les esprits, de-ci de-là selon les flux dominants de la bien-pensance.
Ces Histoires d'Antan, précise en préface Armel Guerne, ont "généralement de nobles dames de la cour pour auteurs : les premières à s'emparer pour écrire d'une jeune langue en plein essor, avec cette écriture cursive et syllabique qui libérait définitivement les Lettres japonaises de la profonde et longtemps triomphante influence chinoise." Des écrits anonymes donc.

Mais lisez plutôt :

 

 

 


Le bon voleur, qui prévint un assassinat 

 

Il était une fois un noble du cinquième degré à la cour, qui se nommait Norisuke et qui avait ses fonctions au ministère de l’Intérieur. Un jour qu’il rentrait chez lui vers le soir, ayant été absent toute la journée, en passant devant la remise aux carrosses à bœufs, il vit soudain surgir de l’ombre un inconnu, qu’il interpella aussitôt.
      - Qui est-tu ?
      L’homme s’avança sans hésiter vers le maître et lui dit qu’il avait quelque chose à lui confier. 
      - Qu’est-ce donc ? Tu n’as qu’à parler sans attendre !" 
Mais l’autre ayant protesté qu’il s’agissait d’une communication confidentielle, le seigneur Norisuke s’écarta de sa suite et attendit. L’inconnu le suivit à quelques pas, s'approcha et lui dit en contenant sa voix : 
     - Je suis un bandit. Et pour tout dire, j’avais l’œil sur votre cheval, que je trouve magnifique. Je suis sur le point de partir pour l’est avec l’escorte de mon gouverneur, et c’était mon plus cher désir comme mon intention  la plus ferme, que de monter, pour ce voyage, votre superbe étalon. Je n’en voulais point d’autre, et j’étais venu pour vous le voler. J’ai eu la chance de trouver le portail ouvert, et après l’avoir discrètement passé, je me suis glissé ici, dans la remise, pour surveiller la cour tout à mon aise et bien à l’abri des regards. Or, j’étais à peine caché quand je vis arriver quelqu’un qui ne pouvait être que votre épouse, qui se mit à parler en cachette avec un homme, auquel elle finit par remettre une lance, ou plutôt une lourde hallebarde, avant de l’envoyer se dissimuler sur la toiture. L’homme y monta et se cacha, je l’ai vu de mes propres yeux. Il n’y a pas de doute ! Alors je me suis mis à réfléchir, me disant que ces deux-là devaient avoir de noirs desseins et que celui qui était visé ne pouvait être, assurément, que le maître et seigneur de la maison, c’est-à-dire vous-même. Le péril que vous me sembliez courir me fit oublier pourquoi j’étais venu moi-même dans votre demeure, et je conclus qu’il ne me restait rien d’autre à faire que de prévenir coûte que coûte le seigneur, après quoi j’essaierai de me sauver. Voilà ! C’était ce que je voulais vous dire, et c’est pourquoi vous me voyez devant vous. 
      - Comment as-tu osé m’attendre, ayant pareille chose à me dire ? s’étonna le noble Norisuke. Bon ! Tu vas rester ici et te cacher un moment encore. Entre dans la remise et ne te montre pas." 
      Dès que l’homme l’eut quitté, Norisuke appela d’un signe un de ses hommes et lui dit quelques mots à l’oreille. L’homme s’inclina et s’en alla promptement, laissant le bandit persuadé que le maître avait donné ses ordres pour le faire arrêter. Mais que faire ? Il était trop tard maintenant pour essayer de se sauver ! Il resta donc où il était, voyant bientôt le messager revenir avec une escouade de solides gaillards, auxquels le seigneur donna ses ordres et fit remettre des lanternes, les envoyant immédiatement sur le toit à la recherche du comploteur. Oh ! ce ne fut pas long ! L’instant d’après, les hommes revenaient, traînant avec eux un individu qui avait tout l’air, par le costume et par l’allure, d’être un guerrier. Ils avaient également trouvé la lourde hallebarde et ils purent révéler à leur seigneur que déjà on avait pratiqué une ouverture dans le toit. 
      L’homme aux façons de guerrier eut alors à subir un interrogatoire si durement mené, qu’il ne devait pas tarder à tout avouer : Oui, il était attaché à l’escorte personnelle du seigneur tel et tel. À quoi bon vouloir le cacher ? Il avait effectivement reçu des ordres, et dès que le seigneur aurait été endormi, il devait lui traverser le corps de part en part, d’où il était, d’un solide coup de hallebarde. 
    Arrêté sur-le-champ et solidement entravé, l’homme fut incontinent mené devant le commissaire et jeté au cachot. Quant au voleur de chevaux, seigneur Norisuke le fit immédiatement comparaître à nouveau devant lui, pour lui remettre en présent l’étalon qu’il avait tant convoité, avec tout son harnachement de grand apparat, au surplus. On lui mit le pied à l’étrier dans la cour même de la demeure seigneuriale, après quoi on ouvrit pour lui le grand portail et les champs de la liberté. L’homme piqua des deux, et personne n’entendit plus jamais parler de lui. 
     L’histoire ne va pas plus loin. S’agissait-il d’un assassinat prémédité par l’épouse elle-même ? Tout ce qu’on sait, c’est que jamais Norisuke ne la répudia et que, bien au contraire, il vécut encore longtemps avec elle. Voilà qui nous paraît difficile à comprendre ! Car la vie n’est-elle pas notre bien le plus précieux, aussi amoureux soit-on de son épouse ? Et tout compte fait, ce fut à son cheval que Norisuke dut d’avoir la vie sauve. Mais l’histoire rapporte ce trait émouvant de caractère (et nul n’entend ce récit sans en être touché) qui fit oublier au bandit, par pure compassion de cœur, ses intentions de rapine.

Les commentaires sont fermés.