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"Bonheurs de saison", Philippe Veyrunes, 64 pages, octobre 2010, 10 €

Le poète, nouvelliste et romancier avec Un ami est passé, Le parchemin de Rosporden, Regards croisés...  Philippe Veyrunes est né à Arles, le 13 novembre 1964.

Discret de nature, il officie par ailleurs comme inspecteur de l’Action Sanitaire et Sociale à la DDCS du Gard à Nîmes.
Après avoir fait paraître cinq livres de 1995 à 2001, dont quatre aux éditions Les Presses Littéraires, il obtenait en 2003, avec son manuscrit "La gare levantine", le prix Max-Pol Fouchet de poésie et l'édition du recueil par Le Castor Astral.
Il fut également lauréat du Prix Paul-Verlaine 2001 de l’Académie française pour "Les Voleurs d’arcs-en-ciel".
Son dernier livre paru s'intitule "Affaires de famille", éditions Les Presses littéraires, 2023 (huit histoires menées tambour battant vers leur chute inattendue).
Philippe Veyrunes collabore depuis 1989 à de nombreuses revues poétiques (Souffles, ARPA, Friches, Florilège, Vivre en poésie, Le Coin de table, Diérèse enfin, à qui il a confié par deux fois la publication de ses  poèmes, en prose : dans son numéro 46 (octobre 2009) et dans son numéro 84 (juin 2022).

Voici à présent quatre courts récits poétiques extraits de Bonheurs de saison, qui donnent l'esprit de ce recueil :

 

 

 

Théâtre de nuit

 

Lisière du crépuscule. Un à un, guitaristes quêteurs et flâneurs bavards ont abandonné la place voisine. Dans le jardin du cloître, nous voici installés un cornet de glace à la main. Sans crainte de salir ni le sol de terre claire ni les chaises de plastique alignées sur huit rangs.
La brise de juin dispense d’éventails, qui effleure savamment jambes et bras nus. Cueillies par intervalles près des colonnes d’angle, des senteurs de lauriers-roses flattent nos narines, masquant l’humidité rampante des murs.
Autour de nous, les conversations ont traîné, ne se faisant conciliabules qu’à l’orée des trois coups. À peine ébréché par des toussotements, le silence est écrin parfumé, où tinteront longuement des répliques ciselées. Entre deux bouffées de ciel d’encre, le clair de lune s’allie aux projecteurs.
Carton-pâte blanc pour drame médiéval, comme épousant les galeries blafardes… Les trois comédiens sous le regard des statues, déclinent honneur et devoir.
En un froufrou de nuage, un hibou a survolé le jardin. À l’unisson, des siècles enfuis nous frôlent de leur ombre soyeuse.

 

 

Déjeuner sur l'herbe

 

Au premier carrefour, nous avons quitté sans regret la nationale, ses poids lourds souverains et ses caravanes, pour bifurquer sur une départementale. Pas de vrai détour ni de retard à craindre, pourtant, sur la route des vacances. Un coup d’œil sur la carte nous en a assurés.
Levant le pied, nous avons laissé les autres voitures nous doubler une à une et leur conducteur nous toiser en passant, mi-amusé, mi-agacé. Qu’importe aux flâneurs. La supériorité a changé de camp.
En scrutant la campagne alentour, nous guettons à chaque virage l’endroit propice. Jaugé en trois secondes, ce chemin creux sur notre droite fera l’affaire, qui s’enfonce entre champs et bois. À sa première courbe, à l’ombre de ces noyers tamisant la rumeur du macadam, nous prenons nos aises. Ni barbelés ni écriteau pour éveiller nos scrupules.
Table et fauteuils de camping dépliés, couvert sommaire dressé, nous préserverons l’ordonnance d’un vrai repas. Un réfractaire à l’étiquette du jour s’est allongé dans l’herbe, tête appuyée contre un arbre.
Sortis de leur emballage d’aluminium, les plats cuisinés du traiteur déclinent des senteurs inédites, à mi-distance de l’ordinaire familial et d’un restaurant d’étape. En bouchées traînantes, nous prolongeons la halte, l’œil enfin reposé du ruban entêtant de la route.
Revisitant la campagne, nos regards, maintenant, paressent dans les feuillages, sur l’herbe frémissante mouchetée de coquelicots, sur le ruisseau qu’effleurent des libellules. Près de nous, un papillon s’est posé sur un buisson et s’attarde.

 

Bonheur sous canisses

 

Le premier abricot a fondu en bouche, goûteux à souhait. Pêches et melons, lentement pesés, emplissent à leur tour barquettes et sacs plastique. Narines frémissantes, nous humons longuement les fruits tièdes, si rares d’habitude à la table familiale. L’appétit aiguisé, nous ne marchanderons point.
La vendeuse en robe jaune, prodigue de sourires, a vite épousé notre bonne humeur vacancière. Toit et murs de canisses le fermant à demi, son étal en bord de route fleure l’exotisme. Près des feuillages tremblants couronnés d’azur, les couleurs de ses fruits ont peaufiné l'arc-en-ciel de l'été. Aux parfums douceâtres viennent se mêler des senteurs de lavande, depuis ces champs que l’on devine par-delà les arbres.
Nos doigts s’attardant sur le velours des pêches, nous bénissons à cette heure creuse l’étal si bienvenu. Alibi sucré pour une halte surprise, entre restaurant et station-service, qui mue en flânerie notre migration.
Jusqu’au soir traînant, de mêmes étals vont jalonner la route, comme annonciateurs de la maison de villégiature : corbeilles de saison, apéros sous tonnelle et cigales.
Moteur coupé pour cinq minutes, nous tendons l’oreille. Frissonnant dans la brise, les platanes voisins grésillent enfin. Nous voici tout à fait dans le Midi.

 

Emménagement

 

Sur la dalle du garage, près du petit jardin, coffre et portières de la voiture sont restés longuement ouverts. D’une lenteur assumée, presque forcée, nos allées et venues bras chargés solennisent le moment, en sacrifiant au passage à l’indolence estivale. S’y lit aussi notre embarras devant des choix d’intérieur, subits et théâtraux : cuisine ou salon pour ce vase ? armoire ou commode pour ce pull-over ?
Dans des chambres stores baissés, aux senteurs de vieux bois et d’encaustique, nous traînassons pour le rangement, en cherchant malgré nous les traces ténues d’anciens occupants. Un livre oublié dans un tiroir de table de nuit. Un cendrier de porcelaine dans un bahut vide. Passage de relais entre deux bonheurs ; maillons dérisoires d’une longue chaîne.
Avec ces meubles si peu familiers, nous recréerons vite notre petit monde, notre décor d’attache. Modelant doucement les lieux, en un apprivoisement quasi réciproque. Collection de polars sur un rayonnage. Magazine bâillant sur le canapé. Vêtements favoris bien ordonnés en penderie.
Les motifs du papier peint, à chaque va-et-vient de pièce en pièce, s’inscrivent un peu plus dans nos regards. Balisant à leur manière le cours du temps, comme chaque retapissage dans la maison natale.
Par la fenêtre du salon, les Alpes si proches nous font de l’œil, leurs cimes neigeuses luisent au soleil haut. Pour en jouir tels des propriétaires de longue date, nous accélérons notre ancrage.
Vingt-quatre heures dans notre nouveau nid, et premier petit-déjeuner de lève-tard… Nous avons sans hésiter ouvert les bons placards. Pris notre temps comme à l'habitude. Bols et miettes resteront un moment sur la table. Sandales et tee-shirts traînent dans un coin de la cuisine. La maisonnette - home sweet home - est déjà la nôtre. Ce n’est pourtant qu’un meublé de vacances.


Philippe Veyrunes

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