"La légende anonyme", d'Alain Roussel, éditions Lettres vives, coll. Entre 4 Yeux, décembre 1990, 80 pages, 75 F
Poète et écrivain, Alain Roussel, qui s'est lancé dans l'écriture en 1975, est l'auteur de 33 livres. En 2022, a paru aux Éditions Les Lieux-Dits un court récit, "Arachné". Il vient de publier (mai 2023) aux Éditions Arfuyen "Le Texte impossible", version remaniée et augmentée de nouveaux textes d’un tapuscrit diffusé très sommairement par ronéo auprès d’une cinquantaine de poètes et d’écrivains en 1975, avec des réponses chaleureuses de nombreux surréalistes (José Pierre, Gherasim Luca, Vincent Bounoure, plus tard Jacques Abeille, Joyce Mansour, Jean-Michel Goutier...), mais aussi Roland Barthes, René Nelli, Henri Chopin (la poésie sonore), et d’autres encore.
Pour vous aujourd'hui des extraits de "La légende anonyme", édité du vivant de Michel Camus, poète et éditeur dont j'ai déjà eu l'occasion de vous parler. Plutôt, voici :
" Certains soirs, yeux ouverts ou fermés, il reprend le monde à son propre compte. Le moineau lui offre son vol, ce frottement du ciel sur les toits. Quelque part, la mer déployée en rafales affronte la digue, la plus intime. L’arbre lui sert d’antenne. Des carrefours dénoués tendent leur profil dans le prolongement du boulevard qui le traverse. Il y a dans chaque nuit le creux d’une question qui le tient en écoute. Il possède plusieurs versions du même paysage. Pourtant, une copie manque toujours à l’appel et c’est celle-là précisément qu’il cherche, sa propre copie qui traîne dans la tête du moineau, ou ailleurs.
Il y a l’écho, d’un mur à l’autre. Lui, c’est le mur d’en face, toujours le mur d’en face. C’est comme cela qu’il habille son creux : en briques, une politesse pour le néant. D’où vient le vent qui porte la voix ? Il regarde du mauvais côté sans doute, à chaque fois être pris au dépourvu : balle déjà renvoyée, lui laissant seulement un murmure, bruit d’un mince filet d’eau pour évoquer la mer. Mais le plus terrible, c’est dans la brique : cette répétition du ricochet dans les couloirs. Les mots le harcèlent jusque dans son sommeil, autres interlocuteurs se faisant passer pour lui. Mais qui est-il, après tout ? Il reste à son actif que le bord du mur est aussi le bord du ciel.
Il est dans un jardin public. Plus précisément, il est dans une des allées, ce gravier insignifiant qui le rappelle à lui-même, à chaque pas dans une résonance feutrée. Il n’est d’ailleurs dans le jardin que par l’allée, une lisière mais sans la promesse d’une profondeur. Il traverse plutôt qu’il ne pénètre, marchant dans le jardin comme à côté du jardin qui reste impénétrable en ses bosquets et pelouses dont les allées sont le cerne infranchissable, l’absolu d’une convention. Partout, il est au bord, et s’en tient là, le long de cette marge qui est peut-être un centre. Il quitte le jardin sans sortir de l’allée, né avec sans doute, cette pensée expropriée qui s’aligne.
Des amateurs de traces parcourent le monde. Ils disent qu’ils cherchent un vieux dessin, l’esquisse inachevée du roman de leur vie. Il fut pareil à eux, erra sous le grand ciel, à mots couverts. Il fut contemporain de toutes les migrations, se les appropria dans sa quête immense et inutile. Il rencontra beaucoup de pages blanches, sel aux lèvres, et des fragments qui résistaient, se refusant à poser devant ce cinéaste rassembleur. Revenu, certains abrupts inoubliables peuplent encore sa mémoire, au bord des interlignes. Le vieux dessin le trouvera sans doute un jour dans son recul à tout. Pour l’instant, dans un petit caillou sans date qu’il tient à la main, il écoute l’écho du premier cri.
Où en est-il avec le voyage ? Le train qu’il attend avec impatience ne figure pas sur le tableau. Personne ne sait dans cette gare, pas perdus d’avance, et lui-même ne sait pas vraiment. Alors, il finit toujours par en prendre un autre, approximativement. Des points de suspension s’alignent, cette phrase soudain écourtée en lui-même dans l’ébranlement de tous les paysages. Le bleu de sa vie est collé à la vitre, ce ciel intermédiaire. Le temps d’une émotion volée, il partage sa banquette avec l’ennui, un musicien amoureux d’une seule note. L’Égypte d’un visage trouble toute destination. La sonnette d’alarme est à portée de sa main, mais sa main est lointaine. Là-bas, d’un train à l’autre qui défait les rencontres, il fera seulement semblant de s’y reconnaître : cette sorte de voisinage équivoque qu’il entretient avec sa vie.