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"Armadale", de William Wilkie Collins, traduit de l'anglais par Emma Allouard, préface de Michel Le Bris, 912 pages, éd. Phébus, septembre 2011, 15,60 €

Les inconditionnels de l'œuvre de Collins (l'inventeur du thriller), et Borges entre autres, considèrent généralement "Armadale" comme son chef-d'œuvre, un livre où le romancier s'attache à décrire par le menu ce qui, non avouable, aurait dû rester dans l'ombre "pour dépeindre l'hypocrisie de la haute société victorienne".
De tous ses romans en tout cas, c'est celui où l'innocent lecteur se perdra avec le plus de trouble - et de délices, l'un n'allant pas ici sans l'autre. Quelque neuf cents pages de frissons et d'égarements garantis. Et la mise en œuvre de toutes les diaboliques recettes qu'exploitera plus tard au cinéma l'admirable Alfred Hitchcock. Sentiment de Henry James (un admirateur parmi beaucoup d'autres) : "Il introduit dans l'espace romanesque le plus mystérieux des mystères : celui qui se cache derrière nos portes."
Conclusion de Michel Le Bris, préfacier enthousiaste de l'ouvrage : " l'indécence au service du suspense. "
Tous deux s'appellent Allan Armadale : l'un est tout ce que l'autre n'est pas ; l'un sait, surtout, ce que l'autre ne sait pas - et l'un des deux, semble-t-il, est de trop sur cette terre. A partir du thème éternel de la rivalité entre Caïn et Abel (amour et haine confondus), Wilkie Collins brode une intrique au fil de laquelle le lecteur est convié à toutes les conjectures, c'est-à-dire à tous les égarements : neuf cent pages de déambulation à l'intérieur d'un labyrinthe où les personnages et le destin rivalisent d'imagination - et de perversité -, neuf cent pages de machinations, de complots et de mensonges, au terme desquelles, délicieusement mis à mal, nous espérons malgré tout découvrir de ce qu'il est convenu d'appeler la vérité (la dette de Charles Palliser, l'auteur du Quiconque, à l'endroit de Collins est sans doute plus évidente ici que partout ailleurs).

J'ai choisi pour vous un extrait du deuxième livre, intitulé : "Les Norfalks Broads", un recueil qui en compte cinq, entés d'un prologue et d'un épilogue. Au passage, signalons que les éditions Phébus est une maison d'édition fondée en France, en 1975, par Jean-Pierre Sicre ; j'ai pu lire grâce à cet éditeur courageux les "Mémoires de l'ombre" de Marcel Béalu dont je vous ai parlé dans le premier blog : http://diereseetlesdeux-siciles.hautetfort.com / Les éditions Phébus sont, depuis 2009, un département de l'éditeur Libella.
L'extrait ici retenu, l'est pour l'extrême délicatesse avec laquelle le jeune Allan Armadale courtise Neelie Milroy, fille de major, voyez et lisez plutôt :



 

 

 

   La chère vieille dame (madame Pentecost, ndlr), après une anecdote ou deux sur son fils, prit le parti le plus désirable pour la facilité des deux jeunes gens : elle devint bientôt, fort à propos, aussi aveugle qu'elle était sourde ; étendue sur les coussins moelleux, et rafraîchie par une douce brise d'été, au bout d'un quart d'heure, elle dormait profondément.
   Allan fit sa cour ; Mis Milroy ne s'y opposa point. Ils étaient l'un et l'autre sublimement indifférents à l'accompagnement musical que leur prodiguait le nez innocent de la mère du révérend. Les seules interruptions qu'il eurent en fait à subir (le ronflement, quant à lui, étant chose bien plus grave et bien plus durable qu'une bluette d'amoureux, ne fut nullement interrompu) leur vinrent de la voiture qui les précédait. Pedgift junior, non content d'avoir à s'occuper du camp romain du major et de l'école du révérend, se levait de temps à autre de son siège pour appeler d'une voix de ténor l'admiration d'Allan sur les points de vue intéressants. La seule manière de s'en débarrasser était de répondre, comme Allan ne manquait jamais de le faire : "Oui, oui, superbe !", sur quoi le jeune Pedgift se renfonçait dans les profondeurs du véhicule, pour revenir aux Romains et aux enfants un instant abandonnés.  
   Le paysage méritait pourtant bien plus d'attention que ne lui en accordaient Allan et ses amis.

   Une heure de voiture avait amené le jeune Armadale et ses invités au-delà des limites de la promenade solitaire de Midwinter ; ils se rapprochaient maintenant de l'un des sites les plus beaux et les plus étranges, non seulement du Norfolk, mais de toute l'Angleterre. L'aspect du pays commença à changer quand on arriva près du district désolé des Broads. Les champs de blé et de navets devinrent de plus en plus rares, laissant place à d'immenses étendues d'herbe grasse. Le long de la route, on commençait à voir des amas de broussailles et d'herbe sèche rassemblées pour le couvreur et le vannier. Les vieux cottages à pignons disparurent, et des huttes aux murs de boue les remplacèrent. Parmi les vieux clochers, les moulins à vent et à eau qui jusqu'alors étaient seuls à se dresser dans le paysage, on vit briller à l'horizon, à travers des franges de saules, les voiles d'invisibles bateaux passant lentement sur des eaux également invisibles.  
   Toutes les particularités étranges et stupéfiantes de ce pays de labour isolé du reste de la contrée par un réseau inextricable de lacs et de ruisseaux, de ce pays dont les voies de communication et de transport étaient toutes d'eau, apparurent progressivement. On apercevait des filets de pêche suspendus aux portes des cottages et de petits bateaux plats reposant parmi les fleurs dans les jardins. Les fermiers portaient le costume hétéroclite des champs et de la mer, casquette de marin, bottes de pêcheur et blouse de laboureur.
   Le labyrinthe des eaux, renfermé dans sa mystérieuse solitude, ne se dessinait pas encore aux regards. Bientôt cependant les voitures quittèrent la grande route et entrèrent dans un petit sentier marécageux. Les roues couraient sans bruit sur la terre humide et spongieuse. Un cottage solitaire, tout enveloppé d'agrès et de filets de pêche, s'élevait au bord du chemin. Quelques yards plus loin la terre ferme se terminait brusquement devant une petite crique garnie d'un quai étroit, devant lequel, à droite et à gauche, s'étendait la grande nappe d'eau unie et brillante, aussi pure dans son bleu sans tache, aussi calme dans sa limpidité que le ciel d'été qui l'éclairait : c'était le premier des Norfolk Broads.
   Les voitures s'arrêtèrent, les propos d'amour se tarirent, et Mrs Pentecost, retrouvant aussitôt l'usage de ses sens, regarda Allan d'un œil sévère :
   - Je vois à votre visage, monsieur Armadale, dit-elle sèchement, que vous pensez que j'ai dormi ?
   La conscience d'une faute se traduit différemment chez les deux sexes. Neuf fois sur dix, elle est moins embarrassante pour la femme que pour l'homme. Tandis qu'Allan rougissait et balbutiait, Miss Milroy embrassa la vieille dame, avec un éclat de rire innocent :
   - Il est, je vous assure, tout à fait incapable, chère madame Pentecost, dit la petite hypocrite, de croire une chose aussi ridicule !
   - Je désire seulement que Mr Armadale sache bien, dit la vieille dame se méfiant encore d'Allan, qu'étant sujette à des étourdissements, je suis obligée de fermer les yeux en voiture. Fermer les yeux et dormir, monsieur Armadale, sont deux choses très différentes. Où est mon fils ?
   Le révérend Samuel apparut silencieusement à la portière de la voiture et aida sa mère à descendre.
   - Avez-vous fait une bonne promenade, Sammy ? demanda la vieille dame. Un paysage ravissant, mon cher, n'est-il pas ?
   Le jeune Pedgift, sur lequel reposait tout le soin des arrangements de l'exploration des Broads, s'élança en avant pour donner des ordres aux bateliers.
   Le major Milroy, placide et patient, s'assit à l'écart sur un pont renversé et regarda discrètement sa montre. Était-il déjà midi ? Oui, et une heure de plus. Pour la première fois et depuis bien des années, la fameuse pendule avait sonné midi dans un atelier vide. Le temps avait brandi sa faux terrible, le caporal et ses hommes avaient relevé la garde sans que l'œil du maître surveillât leurs mouvements, sans que sa main les encourageât à faire de leur mieux. Le major soupira en remettant sa montre : "Je suis trop vieux pour ces sortes de parties, se dit le bonhomme en regardant autour de lui d'un air rêveur, je n'y prends pas autant de plaisir que je l'aurais cru. Quand irons-nous nous promener sur l'eau ? Où peut donc être Neelie ?"
   Neelie, c'est-à-dire Miss Milroy, était derrière l'une des voitures avec l'initiateur du pique-nique. Ils étaient plongés dans une conversation intéressante au sujet de leurs noms de baptême, et Allan était aussi près de faire 
une proposition de mariage qu'il est possible à un jeune étourdi de vingt-deux ans.
   - Avouez-moi la vérité, dit Miss Milroy, les yeux modestement attachés à la terre ; lorsque vous avez appris mon nom pour la première fois, il ne vous a point paru joli, n'est-ce pas ?
   - J'aime tout ce qui vous appartient, répondit Allan avec force. Je trouve Eleanor un nom charmant, et cependant je ne sais pourquoi, je pense que le major a eu une heureuse idée quand il l'a changé en Neelie.
   - Je vais vous en expliquer la raison, monsieur Armadale, dit la fille du major avec gravité. Il existe en ce monde quelques personnes infortunées dont les noms sont, comment dirais-je ? dont les noms sont des erreurs. Le mien entre dans cette catégorie. Je ne blâme pas mes parents, car, bien sûr, il leur était impossible de savoir, quand j'étais un simple bébé, ce que je deviendrais en grandissant. Mais, telle que me voici, mon nom et moi nous ne nous convenons pas du tout. Lorsque vous entendez appeler une jeune demoiselle Eleanor, vous vous représentez immédiatement une grande, belle et intéressante créature, juste tout le contraire de ce que je suis ! Eleanor appliqué à une personne résonne ridiculement, tandis que Neelie, comme vous l'avez vous-même remarqué, est juste le nom qu'il me fallait. Non, non, ne dites rien de plus ! Si nous devons parler de noms, il y en a un qui vaut bien plus que le mien la peine qu'on en parle.
   Elle lança à son compagnon un coup d'œil qui disait assez clairement : "C'est le vôtre !" Allan se rapprocha d'elle et, sans la moindre nécessité, baissa la voix. Miss Milroy reprit immédiatement ses investigations sur le sol. Elle le regardait avec un intérêt si extraordinaire qu'un géologue l'eût soupçonnée de quelque romance scientifique avec la croûte superficielle du globe terrestre.  
   - A quel nom pensez-vous ? demanda Allan.


William Wilkie Collins

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