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"Noone", de Lydie Dattas, éd. Mercure de France, collection Poésie, octobre 1970, 80 pages

Parmi les livres qui se publient en nombre à chaque rentrée littéraire, il en est un qui fait bande à part. Il n'avance pas avec les vagues. Il flotte, immobile, blanc, comme l'un de ces oiseaux qui se posent sur la grosse mer. Il renvoie bien la lumière, il est lisse, il a l'air tout neuf. Ce sont vingt-trois poèmes, dont cinq sont écrits en anglais. Ils relèvent d'une beauté puissante, comme on dit "l'hydrogène naissant", qui se prête malaisément au commentaire. Il a paru simple de faire parler l'auteur. C'est une jeune fille grande, brune aux cheveux coupés court, pâle, vêtue d'un chemisier sable, en pantalon et blouson sombres. L'entretien, qui a eu lieu en octobre 1970, a été court.

Michel Cournot

 

 

 

Michel Cournot : Vous vivez dans un cirque ?

Lydie Dattas : Ils ont bien voulu de moi chez Bouglione. Je travaille pour être clown blanc.

Michel Cournot : Clown blanc ?

Lydie Dattas : Celui qui se peint le visage en blanc, et qui porte des paillettes.

Michel Cournot : C'est un métier de femme ?

Lydie Dattas : C'est un métier d'homme. Une fois, en France, il y a eu un clown blanc femme. Elle s'appelait Miss Loulou. Ce n'était pas un vrai clown blanc : elle ne cachait pas qu'elle était une femme. Le clown blanc n'a pas de sexe. C'est l'ange du cirque. Le poète. 

Michel Cournot : C'est une vie facile ?

Lydie Dattas : Non, le clown blanc est isolé. On a des attentions pour lui, il est le seul du cirque qui ne démonte pas la tente, avec les autres. On lui dit : "Tu déchirerais tes paillettes." Ce n'est pas vrai. C'est autre chose. Il est le spectre. Il n'est pas libre.

Michel Cournot : C'est gênant ?

Lydie Dattas : C'est à prendre ou à laisser.

Michel Cournot : Qu'est-ce qui vous retient ?

Lydie Dattas : Le cercle. Le rond du cirque. C'est beau, le rond, on ne songe pas à en sortir. La moitié du monde derrière soi, pourtant : ceux qui ne voient que le dos. C'est affaire de passage, de franchissement. J'ai toujours été obsédée par le passage. Vous entrez dans un café, il y a un homme du côté des bouteilles, derrière le zinc. Et puis un homme devant le zinc. Comment passer ? Le zinc du cirque est de velours. Rouge. Il faut le franchir en restant dedans, même de dos. C'est quelque chose.

Michel Cournot : Ceux qui sont devant, ils ne...

Lydie Dattas : Oh, ce sont seulement des enfants. Le clown blanc, c'est pour les enfants.

Michel Cournot : Vous aimez les enfants ?

Lydie Dattas : Non, ils sont affreux. Regardez une fille de trois ans, elle sait déjà très bien s'y prendre pour plaire. Ce qui est beau, c'est l'idée des enfants. Au cirque, il ne reste d'eux que l'idée.

Michel Cournot : Et quand les enfants sont partis ?

Lydie Dattas : Quoi ?

Michel Cournot : Quand les autres vous laissent, pour démonter la tente ?

Lydie Dattas : Oh, il y a le tigre.

Michel Cournot : Comment ça ?

Lydie Dattas : Il m'est difficile d'en parler. Il m'est difficile de parler des seules choses que j'aime, ici...

Michel Cournot : Vous les avez vus, les tigres ? Vous êtes allée en Sibérie, au Bengale ?

Lydie Dattas : S'il fallait que je voyage pour savoir ce que je veux, est-ce que je l'écrirais ? Même quand il est né au cirque, le tigre est le seul qui ne faiblit jamais. On ne l'a pas par le dressage, ni par la force, comme le lion, ou même comme les éléphants. 

Michel Cournot : On l'a par quoi ? Par l'amour ?

Lydie Dattas : Non, en devenant tigre à son tour. Il n'y a pas d'autre moyen. Sans ça, on va aux accidents, et ce n'est jamais par la faute du tigre.

Michel Cournot : On a lu vos poèmes, au cirque ?

Lydie Dattas : Pas question. Rien qu'à voir un crayon à bille, ils sont hors d'eux.

Michel Cournot : Ils n'aiment pas les mots ?

Lydie Dattas : C'est plus grave. Ils ne supportent pas les images. Ils se servent des mots pour parler, pour travailler, un point c'est tout. Ils sont manouches, n'oubliez pas. Ils disent que si l'on écrit, ce ne sont plus de vrais mots libres. Même oralement, prenez garde, avec les manouches. Au moindre "genre", ils s'assombrissent, ils disent : "Parle donc avec des mots."

Michel Cournot : Quand écrivez-vous alors ?

Lydie Dattas :Mais presque jamais ! J'y pense, pas souvent, de loin. Et puis j'écris très vite. Peu.

Michel Cournot : Vous ne publierez rien d'autre ?

Lydie Dattas : Si. Mais pas plus d'une fois. Parce que ce livre-là, ce n'est rien. A peine un reflet, on se dit : "Tiens, qui était là ?" Alors je vais en faire un autre. Je l'ai commencé. Puis plus rien. Il ne faut plus écrire, quand on devient vieux. Je vois des hommes de quarante ans, ils écrivent encore, c'est affreux. Ils cherchent quoi raconter, ça se sent. Ils se cherchent même un style. La poésie ce n'est pas ça, c'est Baudelaire, Rimbaud : ils écrivent une fois, c'est fini. Ils n'ont pas cherché. C'est neuf, c'est comme ça. Ils n'avaient écrit pour personne. Ni pour eux-mêmes.

Michel Cournot : Vous ne voulez pas être lue ?

Lydie Dattas : Non... Si... Je voudrais pouvoir en parler, avec quelqu'un. Mais avec qui ? Au cirque, ce n'est pas possible. Je ne vais tout de même pas en parler avec mon père ?... Il me faudrait juste deux ou trois personnes. Ce serait déjà bien.

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