"La Muette", (1507-1508, huile sur bois, Galerie nationale des Marches) du peintre Raphaël
Raphaël, La Muta, 64 x 48 cm
Galleria Nazionale delle Marche
Gérard Macé
Toutes les figures peintes sont silencieuses, mais La Muette de Raphaël un peu plus que toutes les autres.
A cause de ce titre inventé sans doute après coup, de ce seul mot qui jette un sort à l'instant même où on le découvre, et qui semble voler sur ses lèvres en les fermant à jamais, elle est plongée dans un silence plus douloureux, plus définitif que toutes les figures immobiles et taciturnes qu'on voit dans les musées, comme si la parole empêchée éclairait son visage d'une lumière noire. Ou comme si, malgré le vernis du tableau, on sentait ses efforts pour briser le silence.
Car le langage aboli palpite encore, dans la vaste échancrure du col et la blancheur du cou. Et dans le regard méditatif de l'inconnue qui posa pour Raphaël on cherche la trace d'une catastrophe, d'une erreur de la nature que les mains croisées ne corrigent pas, malgré le mouvement qu'elles esquissent, un mouvement qui n'est pas encore un signe, avec l'index tendu de la main droite et l'auriculaire arqué de la main gauche.
Ce qui a disparu dans ce portrait c'est la parole qui se déroulait comme un ruban, qui sortait en phylactère de la bouche de l'ange dans les tableaux des siècles précédents, pour lever un coin du voile sur le mystère de la naissance. La Muette de Raphaël n'est pas seulement silencieuse, elle est froide et stérile, intouchable et peut-être chaste ; à moins qu'elle ne rêve de la cuisse de Jupiter, ce ventre sans entrailles où nous abritons notre folie des grandeurs, et nos rêves usés jusqu'à l'os.
Si ce visage m'a hanté dès que je l'ai vu, dans le journal qui le reproduisait en noir et blanc, ce n'est pas seulement parce qu'il est une allégorie du silence, un emblème de la chose peinte : c'est que nos mères lui ressemblent, avec leur façon jalouse de garder un secret.
Ce que la mienne gardait pour elle tenait sans doute en une phrase, autour de laquelle je tourne en écrivant.
Gérard Macé