"Neurophilosophie du rêve", de Claude Debru, éditions Hermann, 398 pages, 198 F
Une lecture de mes vacances, qui a retenu toute mon attention, selon l'expression consacrée. Vous n'êtes pas sans savoir le respect que je porte à toute la partie onirique de notre existence, qui dérange notre armature logique et nous met en présence de ce que Gérard de Nerval, dans Aurélia entre autres, évoquait comme le franchissement de "portes d'ivoire et de corne". L'approche psychanalytique est insuffisante, et les surréalistes, qui sont friands de ces images générées par notre cerveau de nuit (n'enterrons pas, je vous prie, bien trop vite ce courant : le surréalisme, qui continue de vivre de sa vie propre, en marge des produits finis (à tous les sens du terme) servis par les grandes maisons d'édition).
... Des nouvelles du prochain numéro de Diérèse, le quatre-vingt-cinquième ? Il est en bonne voie et devrait sortir en octobre comme prévu. Les mois de juillet et d'août m'ont permis d'avancer l'ouvrage, fort de ses 326 pages, avec une belle surprise au sommaire. Encore un peu de patience donc. Amitiés partagées, Daniel Martinez
Dans un de ses textes les plus alertes, Le rêve de d’Alembert, Diderot imaginait un dialogue entre d’Alembert, Julie de Lespinasse et le médecin Bordeu. De ce dialogue, Diderot disait lui-même : "Cela est de la plus haute extravagance et tout à la fois de la philosophie la plus profonde." Claude Debru est-il le Diderot du neurophysiologiste lyonnais Michel Jouvet ? Poser la question, c’est voir dans son livre une œuvre qui ne cède à son aînée ni en profondeur ni en "extravagance".
D’Aristote à Bergson et Freud, via Descartes, Berkeley et beaucoup d’autres, le rêve a régulièrement fourni à la réflexion philosophique un matériau troublant, parfois fort utile pour élaborer des hypothèses et concevoir des modèles, ou encore pour ébranler des certitudes. D’une façon générale, la signification du rêve a été cherchée jusqu’à présent du côté des contenus psychiques, inconscients ou non ; bref, du côté de l’âme. La neurophysiologie contemporaine, exposée avec une parfaite compétence par Claude Debru renverse-t-elle cette conception millénaire ? Elle oblige en tout cas à inscrire le dossier bien autrement qu’il ne l’était auparavant.
Tout commence vraiment avec la découverte, dans les années 50, du sommeil "paradoxal" : paradoxal car il associe à une atonie musculaire complète des mouvements oculaires rapides et une activité électrique corticale également rapide, corrélat neurophysiologique du rêve. Ainsi, le phénomène jadis simple du sommeil se scindait en deux espèces différentes à tous égards : l’une caractérisée par des ondes électriques lentes et la conservation d’un certain tonus musculaire, l’autre par des ondes rapides et une atonie totale. Reste à interpréter dans sa fonction ce sommeil en effet paradoxal.
Qu’y a-t-il de commun entre les deux espèces, et à quel titre la seconde mérite-t-elle encore d’être considérée comme un sommeil ? S’il y a, pour le philosophe qui lit le récit de ces expériences et de ces recherches, une thèse vraiment insolite et suggestive, c’est celle qui consiste dans l’affirmation que le sommeil paradoxal est un "troisième état de vigilance du système nerveux central", à côté du sommeil proprement dit et de l’éveil. Même s’il est un sommeil plus profond que le sommeil lent, même s’il se traduit par une élévation du seuil d’excitabilité aux stimuli extérieurs, il doit être considéré, à l’intérieur du sommeil comme un "quasi-éveil". Voici assurément un "paradoxe" qui aurait enchanté l’auteur du Rêve de d’Alembert.
Quasi-éveil. Encore une fois, méfions-nous des approximations : le sommeil paradoxal n’est pas analogue à l’éveil : l’activité corticale du rêve ne suit pas les mêmes voies, n’a pas la même origine que l’activité corticale de l’éveil. Le rêve n’est pas un état intermédiaire entre le sommeil et la veille ; une conception continuiste des niveaux de conscience est désormais intenable.
Le sommeil paradoxal et le rêve qui l’accompagne introduisent à un régime psychophysiologique parfaitement spécifique.
Tout tourne autour de l’interprétation des mouvements oculaires rapides. Le bon sens commandait d’en rechercher d’abord la signification du côté de la vision : en ce sens, les mouvements oculaires auraient été le corrélat de l’imagerie onirique, l’accompagnement moteur de la scène du rêve. Mais le bon sens allait être désavoué : en détruisant les organes cérébraux responsables de l’inhibition motrice propre au moment paradoxal, Michel Jouvet a libéré l’expression des comportements associés au rêve et permis de comprendre les mouvements oculaires comme des "ébauches" de comportements, comme des gestes simultanément esquissés et empêchés. Le rêve quitte ainsi le domaine représentatif qui avait toujours été exclusivement le sien : il est désormais côté des mécanismes comportementaux.
Dès la vie intra-utérine
Ces résultats, comparés aux données qui révèlent que le sommeil paradoxal existe dès la vie intra-utérine, suggèrent l’hypothèse que le rêve pourrait avoir pour fonction la reprogrammation périodique du système nerveux cérébral, plus exactement la reprogrammation des propriétés dont dépend le phénotype de l’individu.
En philosophe, Claude Debru s’empare de la thèse du neurophysiologiste et en montre les prolongements possibles. Si le rêve est bien ce qu’en dit Michel Jouvet, il n’est pas interdit de voir en lui "à la fois le retour à un monde privé et le moyen de ne conserver des acquisitions épigénétiques que celles qui seraient signifiantes pour le maintien et la poursuite de l’individuation". En sorte que le rêve serait finalement le "gardien de l’individuation du cerveau".
La formule est bien trouvée : elle marque, par rapport à celle de Freud : "le rêve est le gardien du sommeil", une distance considérable. Il ne s’agit plus, en rêvant, de protéger le sommeil de l’irruption sous une forme trop claire des pulsions refoulées, mais de protéger le noyau dur de l’individualité génétique des acquisitions dispersées de l’épigénèse.
Certes, la prudence est plus que jamais de rigueur dans ces domaines où la frontière entre le fait et son interprétation est des plus ténues. Est-ce une raison pour ne rien oser ? Debru plaide, de façon convaincante, pour une audace scientifique bien tempérée. Et il affirme simultanément le caractère fragile des hypothèses neurophysiologiques et leur indispensable valeur heuristique. S’est-on trompé ? On le saura demain. Mais aujourd’hui, c’est cela que l’on sait, et ce que l’on sait, même si c’est pour peu de temps, vaut mieux que ce que l’on imagine sans fin.
François Azouvi