Quête des origines, quête de soi
C'est sur l'île de Djerba que ma famille et moi sommes arrivés, en décembre 1960, au titre de la coopération culturelle. Nous n'étions pas motorisés, la traversée du pays, la Tunisie, eut lieu en train depuis Tunis, la capitale - où nous étions partis de Marseille par bateau -, jusqu'à Gabès, oasis et port maritime. Puis nous empruntâmes le bac à Djorf, dans le golfe de Gabès, qui devait nous conduire au port d'Adjim, au sud-ouest de l'île. Après accostage, les vingt-et-un derniers kilomètres furent effectués en bus, pour regagner Houmt-Souk, capitale administrative de "l'île aux sables d'or".
C'est bien là que j'ai grandi, dans ce cadre un peu particulier qui n'a pas été sans me donner plus tard un regard distancié sur le monde occidental, ses us et coutumes, ses priorités, ses fantaisies... L'école primaire s'appelait la "mission française", vous la verrez de plus près dans la suite de la note, avec au centre de la photographie cette porte de fer d'un bleu cielleux qui nous séparait de la cour des grands, cour où chaque semaine nous devions nettoyer nos encriers de porcelaine (j'avais eu le temps, au hasard des jours, d'y plonger quelques petits morceaux de craie, ou bien d'y noyer une mouche ou deux, attrapées au vol puis piquées sur le bout de ma plume Sergent Major, prélevée d'une boîte aux couleurs glacées de la bataille de Jemmapes).
A l'ouest de l'île, la plage de pêcheurs dénommée "Sidi Jmour" qui avait nos faveurs, au sol spongieux, que fuyait la population touristique. Nous achetions à la levée des filets des poissons vivants encore pour une somme symbolique. Mes parents n'ont pas été payés par l'Education nationale pendant les six premiers mois de notre séjour (nous sommes restés là jusqu'en août 1969), et vivions à crédit chez tous les commerçants, qui nous faisaient confiance.
A notre arrivée, au tout début de l'aventure, il n'y avait pas d'électricité dans l'appartement que nous habitions à Houmt-Souk (ou "quartier du souk"), nous nous éclairions donc avec des lampes à huile métalliques dont la mèche grésillait délicieusement. L'électricité est arrivée l'année qui suivit. Cette pauvreté nous allait bien. Nous logions près de "l'olivier d'Ulysse", arbre que l'on disait millénaire, dans une maison qui comptait un étage et présentait la particularité d'avoir un rez-de-chaussée composé d'une seule pièce dotée d'un escalier sombre à souhait, en colimaçon, qui nous menait dans nos appartements si je puis dire, au premier et unique étage, tout carrelé. Nous dormions sur des matelas posés à même le sol. Au-dessous, côté rue, tonnaient les mobylettes à réparer d'un artisan qui se mettait au travail à huit heures, précisément. Mes premiers mots : "le goudoum" et "la motré" (le tambour et la moto, dont j'avais plutôt peur, premières frayeurs enfantines). Seule la rue centrale était goudronnée et la terre qui semblait de sable gardait peu ou prou trace de nos pas selon que nous marchions en sandales ou en chaussures. Les voitures étaient surtout des véhicules de louage, taxis qui se mettaient en route quand le quota de passagers était atteint ; on voyait plutôt ici ou là circuler des charrettes pour les charges lourdes ou encombrantes, avec de petites lanternes suspendues à l'arrière qui scintillaient de nuit, des motos pas bien silencieuses ou de robustes vélos qui pouvaient aussi servir aux petits commerces, comme à transporter sur l'épaule ces fameuses bouteilles de butane qui pesaient treize bons kilos - à rapporter après usage pour la consigne chez le fournisseur. Les bouteilles elles-mêmes étaient consignées, les bières portaient des bouchons mécaniques à capsule de caoutchouc ; sauf pour l'eau, le plastique était bien rare.
Ce n'est que sur le tard, au sortir de mon adolescence, que j'ai appris ce que recouvrait le mot "ennemi". Ici, sur l'île, nous n'en avions pas. Les différentes communautés vivaient de concert, l'élément religieux se fondait dans l'ensemble ; quant au port du voile, jamais obligatoire il ressortissait plutôt d'un fonds berbérophone qui par son caractère minoritaire n'avait rien de revendicatif ni d'ostentatoire. Lors du passage express du chah d'Iran sur "l'île des Lotophages" par exemple, peu de têtes féminines étaient couvertes : seuls les youyous acclamaient cette personnalité qui détonnait dans le cadre, depuis la foule hétéroclite composée aussi bien d'enfants, de femmes, que d'hommes qui s'affichaient là parce qu'on le leur avait demandé. De grâce, ne voyez en mon propos aucune option politique particulière, je m'amuse simplement que l'on puisse parler du sujet sans en connaître les caractéristiques ou les racines, pour mieux l'orienter à son usage.
Quant à l'enseignement dispensé, il était de qualité. C'est là que j'ai appris à calligraphier les majuscules, à reconnaître les mots humbles ou riches, à distinguer la beauté ainsi que son contraire, que j'ai été éveillé au respect de la langue toute entière portée par les plis des syllabes, c'est en ces temps anciens mais toujours présents que j'eus pour la première fois conscience de la nécessité du savoir, là que l'on m'a enseigné à résoudre plutôt qu'à occulter les problèmes, et que la poésie m'est pour la première fois apparue comme l'issue possible d'un monde que je devinais complexe par l'image que m'en renvoyait à l'occasion le monde adulte...
Mon premier poème, appris pas cœur comme bien d'autres ensuite, était "L'Albatros", de Baudelaire, texte pour lequel j'ai toujours gardé une révérence particulière car je n'en ai réellement perçu le sens que très progressivement, avec les années. Envoyé au tableau pour le réciter, les deux derniers vers de la troisième strophe me serraient la gorge ; les mains derrière le dos, les ongles des pouces alors enfoncés dans chaque paume, j'étais corps et âme transporté par la souffrance animale ainsi traduite sans la référer pour autant à la condition du poète. Si j'ai depuis oublié le nom de mes maîtres, leur visage m'est resté en mémoire comme ceux d'êtres absolument essentiels à mon développement futur. Le regret qu'il me reste rétrospectivement est de n'avoir pas su leur dire adieu.
Dans son livre Vie secrète, Pascal Quignard écrit : "C'est l'adieu qui fait le fond de la beauté. Si ce fond a une lumière, l'adieu a une lumière." Je ne crois pas en la lumière de l'adieu, mais à l'ombre portée de l'autre sur la nôtre en propre qui disparaît, du jour au lendemain. Lorsque le rite du passage - de la présence à son contraire, l'absence - n'est pas respecté, l'écoulement logique du temps s'en trouve modifié, pour ne pas dire déstructuré. Et ce phénomène n'a rien d'une épiphanie, à mon sens. Bien le contraire.
Daniel Martinez
A droite de la photo, on aperçoit l'école élémentaire, aux volets bleu céruléen ; à gauche, à côté de l'olivier, le bureau de la directrice. La partie basse des murs n'a pas été repeinte, aucun écolier en ce jour de vacances (vie muette du lieu).