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Jacques Kober (1921-2015), un entretien avec Daniel Leuwers

Jacques Kober a participé à plusieurs numéros de Diérèse, comme le n°47 (décembre 2009) ou le n°58 (octobre 2012), c'est Jean Rousselot qui lui avait communiqué mes coordonnées suite à un article polémique de Noël Arnaud paru dans l'un des premiers numéros de la revue - Noël Arnaud, autre surréaliste, avait écrit un texte qui mettait en cause l'auteur de Divination d'une barque et à propos duquel Jacques Kober m'avait demandé un droit de réponse, accordé naturellement. Ceci dit pour la petite histoire, n'étant pas spécialement friand des querelles de clocher.
A l'évidence, ce qui me plaisait chez Jacques Kober était cet esprit libre qui était le sien, affranchi des mots d'ordre justement et qui lui ont valu quelques inimitiés parmi ses pairs. Ce qui lui importait peu. Il devait rencontrer Nicolas de Staël, l'évoquant avec regret dans quelques-unes de ses lettres (aucune adresse électronique à signaler pour autant, nos échanges ne s'en portaient pas plus mal).

En 1975 Jacques Kober effectue un voyage coup de foudre et décisif en Inde. Par la suite il fait la rencontre en 1977 du poète et éditeur Jean Breton, qui publie son recueil Divination d'une barqueFenêtre vous êtes entrée (1982), Un Puits nommé plongeon (1984) et Volatil embonpoint de la mer (1988).
Au début des années 1990, Jacques Kober se rapproche de Paul Sanda et des éditions Rafael de Surtis, qui vont, jusqu'en 2003, publier le principal de sa production : La disparition Fellini (1997), Changer d’éternité (2000), Connemara Black (2003), la réédition de 1998 de Jasmin tu es matelot. Après 2003, Jacques Kober ne publiera que des livres à tirage limité, comme chez l'éditeur Serge Chamchinov, présenté par Pierre Schroven dans le numéro 83 de Diérèse - qui vient de paraître. Il meurt à Drap le lundi .

C'est cette rencontre avec le sous-continent indien qu'il évoque ici même, dans un entretien accordé à Daniel Leuwers, voici :

 

 


Daniel Leuvers
: Il me semble que l’Inde a contribué à la renaissance de votre écriture dans les années soixante-dix, après plus de 20 ans de silence. Comment cela s’est-il précisément passé ?

Jacques Kober : J’avais une collègue enseignante à ce moment qui m’adressait chaque été des cartes postales de ses voyages en quête d’exotique et de surprenant, avec assez fréquemment pour texte le nom du pays suivi de "en notation demi-amusée, demi-consentante" the number one. Aux antipodes de collectionner chaque année une destination, j’ai "reconnu l’Inde" sans avoir d’elle aucune notion arrêtée d’actualité ou de vogue, plutôt elle préexistait en moi comme une rumeur, depuis le Kim de Kipling et le Gandhi de Romain Rolland.
     L’Inde a ceci de spécifique qu’elle se trouve protégée par son milliard d’êtres humains (je ne me pose pas la question, pour combien de temps ?). Cet incalculable peuple formant tampon, faisant écran, restant étanche aux basses-eaux de l’Occident et à l’uniformisation, la mondialisation qui opère selon des critères d’anonymat du parcours humain et de neutralité quantitative. Pourtant les chances que survive le caractère sacré d’une "envolée" reliant l’homme à sa précarité de destin ou à son hypostase, c’est aussi, paradoxalement une question de nombre, cette chance se mesure à la lecture d’avoir posé une fraction : par exemple le Népal 16 millions de Népalais, 6 millions de touristes ; Bali 3 millions de Balinais, 4 millions de touristes ; quant à l’intégrité des Esquimaux de Paul-Émile Victor qui étaient quelques dizaines de milliers, ils ont disparu comme peut disparaître de la vue un ice-cream posé sur la banquise, tandis que les Chypriotes, apparemment Grecs, se vantent par banderoles accueillantes : original fish and chips (!). L’Inde, elle, vit en autarcie de ses mille millions d’habitants.
     Je me rappelle cet ascète demi-nu, assis en lotus sur le pavement intérieur d’un temple de Shiva, intact et solitaire dans la fascinante ferveur d’amour de la foule qui le côtoie comme une toupie, lisant un manuscrit en sanscrit tel qu’on en sait d’enfermés à double tour à la "Vaticane", relatant sans doute quelque épopée divine, manuscrit probablement échappé aux plus limiers des érudits britanniques pendant leur 114 ans d’occupation. Sans un cillement l’Inde rupestre, et des ancêtres des incunables annihile le monde. Non loin de là dans le temple est accroché un cartel signé du meilleur facteur d’Oxford, qui mesure à la seconde près l’inanité du Temps…

     Vous pouvez m’objecter : "et la Chine" ?. L’immense Chine a été mise au pas de la compartimentation marxiste œuvrant à la destruction en masse et en détail de l’Histoire, pratiquant son méticuleux système d’îlotage et de dénonciation dans chaque village, système mis au point, en 1929, pour la "dékoulakisation" de la Russie par le Guépéou puis par le NKGB. Donc l’Inde, et elle seule, n’est pas descendue aux catacombes, mélange de tohu-bohu et de sainteté "où les enfants sont des colonies de coraux du cœur". Il ne s’est pas agi, lorsque j’y voyageais, de conversion à l’Inde mais d’adhérer par contact (par photo-contact) sans interposition du moindre ashram ou guru, de façon impavide respirer la respiration de l’Inde affleurant dans les ruelles en gros galets dravidiens chaque jour oints de lait, badigeonnés de curcuma et de carmin. C’est l’endroit, à ma connaissance, où tout l’espace terrestre est occupé par le lyrisme de l’âme. Par les ragas, par le Bharata-Natya et le Katakali cette stridence spacieuse ne pouvait que me susciter une écriture implosée, sujette au dessillement, alors que chaque village fonctionne, non en rivalité de classes ou d’orthodoxies de rites, mais en coude à coude d’une immortalité, et comme à Khajuraho, sur les temples hindous ou jaïns, cœxistence selon les trois étages sculptés : la souffrance, le plaisir, le ciel. L’Inde ne s’approche pas selon une érudition, mais par une transe. C’est Pascal Bruckner qui a écrit : "Il n’y a décidément que deux sortes de gens, ceux qui sont allés en Inde et les autres".

          Là-bas, le monde se joue sur la scène de l’âme et pas le contraire. J’ai écrit en 1978 : La divination d’une barque (s’agissant d’une barque du Gange), puis en 1980 (édité par Fabienne Villani et Poésie d’ici) une sorte d’épopée de l’incontournable piété suscitée par le sous-continent : Feuillets et lignes drainées du livre Himalaya, fascicule traitant du système orographique qui, creusé par le Gange (lui-même né de la chevelure de Shiva), en constitue le bassin tandis que le relief, géographiquement ouvert par l’érosion en feuillets, s’apparente à un livre ouvert : "Terre comme de l’encens grenu séché qu’un petit violon a dépisté. Ici le début du monde mange la fin du monde. Voyager chaque jour dans une maison éveillée à la craie, faite avec les bâtonnets jetés dans la gorge des allumettes. Les oreilles d’éléphant du Gange frôlent les berges incroyantes du Temps, elles froissent puissamment le Temps en s’éventant. La barque remontait à peine par reptation du bord, déjouait difficilement l’épaule de l’énorme effort de laver la mort."
     Ainsi se déroule "l’actualité" à Manikarnika Ghât (c’est-à-dire le quai de l’oreille de Shiva, là où Shiva entend la supplique du défunt).

Un entretien datant de 1998.

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