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Pages 100 à 106 du numéro 10 de la revue "Les Cahiers du Schibboleth" figuraient des pages choisies d'un auteur qui allait recevoir à quelques mois de là le prix Albert Londres pour le journalisme. Fils d'un médecin militaire, né à Boulogne-Billancourt le 14 juin 1949, l'écrivain Jean Philippe Rolin a grandit en Bretagne et au Congo. Journaliste, il a surtout effectué des reportages, notamment pour Libération, Le Figaro, L'Événement du Jeudi et Géo. Écrivain, il est l'auteur d'essais, de chroniques, de romans et de nouvelles. Son roman "L'Organisation" a reçu le prix Médicis en 1996. Jean Rolin, écrivain voyageur, est un grand mélancolique, il décrit souvent des mondes, des sociétés et des solidarités qui disparaissent, "Terminal Frigo" en est sans doute l'exemple le plus beau et le plus flagrant, évoquant les chantiers de Saint-Nazaire. En 2006, il reçoit pour son livre "L'Homme qui a vu l'ours" le prix Ptolémée lors du 17e Festival international de géographie de Saint-Dié-des-Vosges. En 2013, il reçoit le prix de la langue française. "Un chien mort après lui" en 2009 et "Le ravissement de Britney Spears" en 2011 publiés chez POL montrent son éclectisme. A part dans son œuvre, ce livre étonnant, aux éditions Verdier, dont je vous reparlerai à une autre occasion : "Bric et broc", paru le 3 mars 2011. Ce recueil rassemble une collection hétéroclite de petites lanternes personnelles. A côté de textes à visée plus ou moins générale sur la littérature, on en trouvera d'autres dont l'objet est plus nettement circonscrit, notamment un hommage au Hugo des "Choses vues" et une lecture de "L'Iliade".
Pour l'heure, voici ce que Jean Rolin écrivait dans le dixième numéro des fameux "Cahiers du Schibboleth", une revue qui a été un véritable grenier de talents. Ce numéro, daté du mois de juin 88 par la maquettiste Bérénice Constans a été de fait imprimé le 20 juillet 88 à Bordeaux et expédié depuis la capitale girondine aux abonnés, en septembre. C'est donc la date d'expédition que j'ai retenue.
Le Palais des Jungles
Chère Valérie,
A l'heure des fantômes et des spectres, j'erre dans l'aile encore intacte du château. C'est la minuit, c'est le temps des sorcières, il n'y a plus, et c'est comme par magie, ni vent, ni craquement, ni pierre qui roule ou s'écrase, rien qu'un silence de minuit, rien que la pesante présence de l'heure symbolique. Dans la plus grande salle du château, l'énorme horloge aux aiguilles arrêtées, dressées vers le haut, l'une chevauchant l'autre, masquant le chiffre douze. Horloge debout comme un cercueil est couché, boîte oblongue, dont tout à coup la porte s'ouvre comme se soulève un couvercle, et là se tenait, comme remplaçant le balancier, à moins qu'un étrange souterrain n'aboutisse justement à l'intérieur de cette horloge, la femme de minuit qui, gracieusement, écarte la porte d'une main gantée de filoselle noire ajourée, avance un pied de danseuse et me regarde, debout maintenant dans la pièce, grande, mince, impérieuse savez-vous, maîtresse des lieux. Et moi je suis là, loqueteuse, pauvrement humaine. Pourtant, il se peut que ce soit moi qui ai sollicité cette apparition comme j'ai provoqué les cosaques, comme j'ai attiré les pirates malais... Elle glisse comme une chanson lointaine, comme un refrain éloigné qui traversant l'épaisseur sourde des murs, nous arrive déformé, méconnaissable, et pourtant familier. Elle traverse la grande pièce vide, est-elle concrète ou bien n'est-ce qu'une image impalpable... Les escaliers sont descendus, les portes franchies, la noire terre nocturne de la montagne l'avale, l'aspire, et, sans me voir, ou sans me remarquer, elle s'éloigne, sur son passage le vent se tait, la poussière qu'il soulevait semble s'immobiliser entre le ciel et la terre, les bruits de l'espace s'évanouissent, et derrière elle je me presse, butant sur les cailloux, trébuchant sur les branches cassées au pied des arbres morts, me traînant, toute de fatigue, toute de lassitude en ce milieu de la nuit, à la suite de cette chimère sortie de l'horloge et qui m'ignore, va son chemin sans me reconnaître, sans me dévisager, va, s'amenuise, rapetisse, disparaît.
Enfoncée dans la nocturne, ce n'est plus moi qui abandonne le château désert, c'est la demeure elle-même qui s'éloigne, masse noire dans le noir. Où êtes-vous, mes belles aventures... La route du Palais des Jungles s'enfonce dans un désert de caillasses, d'éboulis rocheux, de terre âpre. Mais comme la nuit avance, le froid vient, le froid du désert... Le sol devient de sable, mes pieds nus s'y noient, il n'y a plus de cailloux, il n'y a plus de ravins, il n'y a plus de château, il y a le long déroulement du désert qui paraît devant moi comme se lève le jour, et que je lâche cette lettre pour que les dernières bribes de vent la portent jusqu'à toi, Valérie, à toi que bientôt j'attendrai dans notre Palais des Jungles.