Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

"La Mer écrite" : Marguerite Duras, photographies d'Hélène Bamberger, éditions Marval, 1996, 72 pages, 59 F.

Dernier livre de Marguerite Duras, décédée le 3 mars 1996, dont elle a pu corriger les épreuves mais qu'elle n'a jamais vu imprimé, on ne peut se le procurer aujourd'hui que dans sa version numérique (...). De 1980 à 1994, Marguerite Duras et sa jeune amie photographe Hélène Bamberger ont réalisé de petits voyages en Normandie, mais aussi dans son appartement de la rue Saint-Benoît à Paris. Peu à peu les itinéraires et les cadrages ont été dictés par l'écrivain qui présente dans ce livre "son" paysage, via des images de très nombreux lieux, maisons, objets qui retenaient son regard. Yann Andréa, son compagnon rencontré en 1980 et qui l'accompagnera jusqu'à sa mort, la conduit dans ses courts périples avec la photographe chargée de garder mémoire de ce que sont, de ce que furent ses derniers points d'attache à la vie.
Le 3 janvier 96, elle dit : "Yann, je suis encore là.
Il faut que je parte.
Je ne sais plus où me mettre.
Je vous écris comme si je vous appelais."

Plus tard :
"Je crois que c'est terminé. Que la vie c'est fini.
Je ne suis plus rien.
Je suis devenue complètement effrayante.
Je ne tiens plus ensemble. Viens vite.
Je n'ai plus de bouche, plus de visage."

Quelques photos, accompagnées des paroles que Marguerite Duras écrivit en les regardant, ont permis aux éditions Marval de publier La Mer écrite.
Les propos qui suivent, d'Hélène Bamberger - qui raconte l'aventure de ces photos, de ce livre -, ont été recueillis par Michel Cournot :

 

 

“C’était une petite chapelle à Vauville, vers le soir. Dedans il faisait encore assez clair. Marguerite Duras avait voulu entrer, elle s’est arrêtée, elle a tendu la main vers la surface nue du mur. Elle m’a dit : "Tu fais la photo, là". Le mur était resté tel quel depuis longtemps. Il y avait, sur la patine orangée, ocrée, des taches inégales noires, des épaisseurs de suie, usées, et des granules de champignons presque blancs, et aussi des griffures, comme dans les grottes. Le fond orangé formait, sur un autre fond plus clair, une ligne d’horizon, courbe comme font les longs horizons. Marguerite Duras restait clouée devant ce fragment de mur, très beau, elle ne disait pas un mot, alors que d’habitude, quand elle s’arrêtait, comme là, elle disait quelque chose, très court, très simple, et qui illuminait tout. Par exemple, juste avant d’approcher de Vauville elle avait demandé à Yann d’arrêter la voiture, elle était descendue, elle était revenue quelques pas en arrière, c’était un massif de fleurs d’un bleu très clair, très mat qui se découpait sur le granit neutre d’un mur gris. Marguerite avait dit : "Tu vois, c’est l’intelligence." Je sais, à raconter comme ça, il manque tout pour revivre cette seconde, pour sentir à quel point ces mots étaient flagrants, incontestables, la voix de Marguerite Duras qui était encore d’une telle clarté d’enfance : "Tu vois, c’est l’intelligence", la découpe bleue nette, vivante, modeste, sur l’ancienneté de la pierre grise, le silence qu’un vent caressait à peine. Mais là, dans la petite chapelle, Marguerite Duras se taisait, je chargeais une autre pellicule et quelqu’un venait vers nous, le plus frappant c’était son visage, rond, très rouge, je revoyais des images de moines dans les livres d’Alphonse Daudet, et en s’approchant il souriait, nous le sentions tout réjoui de ce qu’il allait nous dire : "Cette fois, c’est sûr, j’ai enfin réuni tous les dons qu’il fallait, nous allons pouvoir repeindre la chapelle, elle va être toute belle, toute blanche, immaculée." Yann et moi, nous regardions Marguerite, devant cette grande robe noire à tête rouge elle était un petit bout de femme, un tout petit bout, cela m’avait même égarée ; les premiers jours, quand elle m’emmena en voiture pour photographier ce qu’elle voulait, elle m’avait dit : "Tiens, prends-moi ça", c’était une flaque d’eau sur le côté de la route, rien, et je lui ai dit : "Vous croyez vraiment ?", et elle m’a coupée, elle m’a dit : "Fais vite tu vois bien que le nuage s’en va" et je me suis alors penchée tout contre son épaule épaule (parce que moi, je suis plutôt grande), je me suis penchée à la hauteur de ses yeux, et c’était vrai, de là apparaissaient, dans cette eau, des irisations d’arc-en-ciel et le cerne du nuage, et à partir de ce soir-là, lorsque ce n’était pas évident, je me penchais pour voir aussi ce qu’elle, si petite, voyait, mais là, dans la chapelle de Vauville, j’avais devant mes yeux les mêmes couches de couleur, les mêmes reliefs de salpêtre, le même mirage qu’elle, et d’un seul coup je vois Marguerite Duras se transformer en furie, prendre une voix de tonnerre, elle hurlait, elle engueulait le pauvre homme qui ne comprenait rien à ce qui se passait, rien à ce qu’elle criait d’une vitesse folle, Venise, Tiepolo, le Golgotha, San Marco, la mer Rouge, le Massacre des Innocents, le curé avançait les mains dans un geste de conciliation, Marguerite Duras continuait de traiter le curé de vandale, d’iconoclaste, Yann l’entraînait doucement vers la petite porte de bois de la chapelle, nous nous sommes retrouvés à l’air libre, Marguerite s’apaisait, elle s’en allait doucement vers une tombe, dans l’herbe, à l’écart du cimetière, la tombe de l’aviateur anglais qui avait été abattu là, dans les champs du village, il n’avait que dix-huit ans. Marguerite Duras avait eu un choc lorsqu’elle avait vu, la première fois, cette tombe, le nom et les dates, elle s’était enquise, les habitants du village avaient dit qu’un militaire anglais était venu, après la guerre, poser des fleurs sur cette tombe, puis il n’était plus revenu, il avait dit que cet aviateur était un enfant sans famille, et Marguerite Duras a écrit, a inventé, toute l’histoire de l’aviateur abattu là. Chaque fois qu’elle imaginait, elle était lancée par une chose vraie. Et une photo dans ce cas-là elle ne la demandait pas, peut-être pour garder la chose entière en elle, à elle. Je me suis dit cela à la longue, parce que durant toutes ces années où elle écrivait le matin et m’emmenait les après-midi avec Yann dans de très longues promenades et me disait de photographier ce à quoi je n’aurais pas pensé, je me demandais souvent si elle ne me faisait pas prendre ces images à seule fin de les oublier. D’en avoir fini avec elles dès qu’elle entendait le déclic de la caméra.
J’avais surtout ce sentiment dans l’appartement de Paris, quand elle me faisait photographier un peu tout presque à tort et à travers, combien de photos m’a-t-elle fait prendre des fenêtres de l’appartement, des rainures du parquet, du seuil des portes, des boîtes quelconques (mais une fois il y avait une mèche de cheveux dans l’une de ces boîtes), et jamais elle ne me demandait de revoir ces photos. Alors, en 1992, de moi-même, d’accord avec Yann, je lui ai mis sous les yeux un tas de photos qu’elle m’avait fait prendre lors des promenades, elle les a regardées lentement. Elle a reconnu les routes, les fermes, qui n’existaient plus, parce qu’elles avaient été détruites par les constructeurs du grand pont sur la Seine, et aussi la cheminée d’usine qu’elle aimait regarder par l’une des fenêtres de son appartement, abattue entre-temps aussi. Mais ce qui était demeuré, elle n’en gardait pas le souvenir. Rarement, tout de même, elle disait : "Oui, ça c’est le Café de la Guêpe", ou "Là c’est Under the Trees", toujours des noms inventés, parce qu’elle donnait des noms à tout ce qui la saisissait. Et j’avais oublié ces images moi aussi, tant elle m’en avait fait prendre. C’est Yann seul qui se rappelait, parce que, disait-il, c’est lui qui avait conduit la voiture, il gardait une mémoire plus vive que nous, qui nous laissions emmener. Les photos à la vue desquelles Marguerite Duras avait réagi, je les ai collées sur de grandes feuilles blanches et Yann lui a demandé si elle ne voulait pas écrire quelque chose à côté de l’image, et elle a dit : "Non, comment voulez-vous ? Toutes ces images ?…" J’ai laissé passer quelque temps, et je lui ai apporté, un matin, juste trois images, et là, en prenant chaque photo en main, elle a dit des mots... c’était tellement elle, si beau, si secret, Yann et moi nous en tremblions. Des fois elle écrivait dans les marges, contre la photo. Des fois elle demandait à Yann, à moi de noter. J’ai apporté comme cela trois ou quatre photos, de temps en temps. Puis elle n’a plus voulu. Yann lui a demandé  si l’on ne pourrait pas publier ces mots d’elle, avec les images, et elle n’a pas dit non.
Je suis allée proposer cela dans des maisons d’édition, Gallimard, d’autres, elles ont refusé. Je n’ai pas continué, j’ai abandonné l’idée. Et, je n’ai pas trop bien compris pourquoi, c’est lorsque Mitterrand est mort que j’ai été prise d’une nécessité absolue de faire éditer cela. J’ai pensé à un livre de dimensions modestes, quelques photos seulement. Je suis allée feuilleter dans les librairies les albums de photos, et les seuls qui me touchaient étaient faits chez le même éditeur. Je suis allée le trouver, il a accepté. Je trouvais le format un peu trop petit quand même, mais lui me disait : "Non, c’est bien", et surtout j’ai été surprise par la vérité, la délicatesse des reproductions des photos.
... Mais quand Yann m’a téléphoné que Marguerite n’était plus, j’ai couru chez l’éditeur, je lui ai demandé d’arrêter tout, de ne pas publier. Je lui ai dit qu’il fallait attendre que je me retrouve, que tout ce bouleversement s’apaise. Mais l’éditeur m’a dit qu’il était désolé, que la distribution du livre était en marche, qu’il ne pouvait plus l’arrêter. Je suis rentrée à la maison. J’ai pris dans mes mains des images que Marguerite avait retenues et qui ne sont pas dans le livre, et des photos que j’avais faites de Marguerite elle-même, j’ai pensé à toutes ces promenades qu’elle nous faisait faire, à Yann et à moi, en voiture, les après-midi, très loin parfois de Trouville, jusqu’à la tombée de la nuit."

Hélène Bamberger

Les commentaires sont fermés.