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"Yann Andréa Steiner" de Marguerite Duras, éditions POL, 9 juin 1992, 144 pages, 79 F

L'un de ces livres autobiographiques de Marguerite Duras, dont elle avait le secret, où elle nous parle de celui qui fut son dernier compagnon, Yann Andréa Steiner, son dernier amour, qui donne son titre au livre. Rien de romancé, de sentimental à l'excès, tout est dans le ton, un style faussement simple pour dire le fragile et l'impalpable, le fugitif qu'il convient d'essayer de saisir au mieux pour ne pas le perdre, ou en perdre le moins possible par l'écrit, avec l'étrange sensation d'avoir effeuillé des jours leurs envers. Quand la beauté serait son en-face, son miroir dans le fini, la figure de son manque, sur la scène de la vie. Son subtil inachèvement.
D'une voix qui bien sûr s'adresse ostensiblement au lecteur, mais se permet, aussi, de parler à la personne qu'elle fait vivre, qu'elle vouvoie ou tutoie selon, et à celles qui viennent se greffer à l'histoire dans le même temps, l'enrichir ; une voix totale et qui, pour le rester, refuse de se plier à un quelconque genre.
Lisez plutôt cet extrait choisi :

 

 

 

     Le lendemain de votre arrivée vous avez découvert la baignoire de la grande salle de bains. Vous avez dit que jamais vous n'aviez vu une baignoire comme celle-là, monumentale, "historique". Chaque matin, ensuite, aussitôt que levé, vous avez passé une heure dans cette baignoire. Je vous avais dit que vous pouviez y rester le temps que vous vouliez, que moi je prenais toujours des douches parce que la baignoire me faisait peur, sans doute parce qu'il n'y en avait pas dans les maisons de fonction des postes de brousse d'où je venais.
     Il y avait votre voix. La voix d'une incroyable douceur, distante, intimidante, comme à peine dite, à peine perceptible, comme toujours un peu distraite, étrangère à ce qu'elle disait, séparée. Encore maintenant, douze ans après, j'entends cette voix que vous aviez. Elle est coulée dans mon corps. Elle n'a pas d'image. Elle parle de choses sans importance. Elle se tait aussi.
     Nous avons parlé, vous avez parlé de la beauté de l'hôtel des Roches Noires.
     Puis vous êtes resté silencieux comme si vous cherchiez comment me dire ce que vous aviez à me dire. Vous n'entendiez pas le calme grandissant qui venait avec la nuit, tellement profond que je suis allée sur le balcon pour le voir. De temps à autre des autos passaient devant les Roches Noires, elles allaient à Honfleur ou au Havre. Le Havre comme chaque nuit était éclairé comme une fête et le ciel était au-dessus de lui, nu, et entre le ciel et le phare de Sainte-Adresse il y avait le cortège noir des pétroliers qui descendaient comme d'habitude vers les ports de la France et ceux du Sud de l'Europe.
     Vous vous êtes levé. Vous m'avez regardée à travers les vitres. Vous étiez toujours dans cette profonde distraction.
     Je suis revenue dans la pièce.
     Vous vous êtes assis de nouveau face à moi et vous avez dit :
     - Vous n'écrirez jamais l'histoire de Théodora ?
     J'ai dit que je n'étais jamais sûre de rien quant à ce que j'allais ou non écrire.
     Vous n'avez pas répondu.
     J'ai dit :
     - Vous aimez Théodora.
     Vous n'avez pas souri, vous avez dit dans un souffle :
     - Théodora c'est ce que j'ignore de vous, j'étais très jeune. Tout le reste je le sais. J'attends depuis trois ans que vous écriviez son histoire.
     J'ai dit :
     - Je sais mal pourquoi je ne peux pas écrire l'histoire de Théodora.
     J'ai ajouté :
     - C'est trop difficile peut-être, c'est impossible de savoir.
     Vous avez eu des larmes dans les yeux.
     Vous avez dit :
     - Ne me dites rien de ce que vous savez sur elle.
     Et puis vous avez dit :
     - Je ne sais rien sur Théodora que ces dernières pages de Outside.
     - Donc comment elle fait l'amour avec cet amant vous le saviez.
  - Oui. Je savais que c'était comme ça que les femmes des déportés prenaient leurs maris quand ils revenaient des camps du Nord de l'Allemagne nazie, exténués.


Marguerite Duras

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