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Diérèse et Les Deux-Siciles - Page 14

  • Pages de mon Journal : du 17 au 22 mars 25

    A savoir : comme il est facile de perdre pied au sein de mes semblables. La littérature, elle, ne pose que des pierres d'attente : habiter le monde, c'est aussi le raconter, dans tous ses états. Sans pour autant se soumettre à une école ; de furieuses dissensions avec les théoriciens de tous crins, avec ceux qui ont voulu au long de ma vie m'orienter dans telle ou telle direction que je n'avais pas choisie. Opter pour le baroque, pour contredire l'époque. Dans la musique : Bach l'inévitable, Haendel ou Purcell ; aussi bien que dans l'écriture mienne, tributaire qu'elle est d'une audience des plus limitées (dans ce domaine plus que jamais, se garder des compromissions). Etre soi, d'abord.


    C'est Picasso qui disait : "Lorsque je peins, j'essaie toujours de donner une image inattendue, inacceptable et donc écrasante du monde." L'art, lui, ajoute un périmètre de présences, visibles lorsque nous nous rapprochons d'elles. Ces présences deviennent ensuite signes, sans que rien ne soit tout à fait clos dans les formes empruntées. Une autre appréhension du regard en ses richesses que concrétise dans les arts plastiques la toile peinte, mais qui ne change à peu près rien à la marche du monde in fine. Seul souci qui vaille : rester fidèle à la mesure justement, du face à face. Seule fait foi la puissance scrutatrice du regard, le plus précieux bien qui nous est donné.

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    Lu quelque part que la vie sait ce que le vivant ne sait pas : l'épouvante que ce serait de s'imaginer vivre au-dessus de la vie alors même qu'elle nous constitue, qu'elle nous marque du sceau de sa présence, sans pour autant nous donner les clés de l'enceinte. Tout comme déraisonnable est cette idée de s'approprier ce qui nous déborde continuellement, à quoi l'on finit par donner le nom d'"histoire", pour résumer. Mais les arbres ne pourront toujours empêcher le jour de se produire, si grandes que soient leurs ombres. Et les historiens ne feront jamais mieux que remuer dans le contre-jour une poussière dédorée.


    Après la rue des Peupliers, celle des chevaliers de l'Arc. Manière de remonter depuis la Marne jusqu'en terre cristolienne, mon naturel sauvage dût-il en pâtir. Y* me faisant remarquer que ce n'étaient pas des castors que j'avais pu voir se prélasser sur les berges, mais des ragondins, assurément moins plaisants à évoquer.
    Là, un frêne centenaire jette haut ses feuillages, maîtrise son floconnement ténébreux de l'intérieur. Le temps qui s'y love semble avoir suspendu toute idée de mort, rédimée par les rayons qui se faufilent sur le sentier. Un grand portail de pierre rousse commande un arrêt qui tient du recueillement. Près d'elle, de minces veines courent sur la peau diaphane de ses tempes. C'est une heure particulière où l'air embaume, le printemps est bien là, malgré tout. Le monde et ses rituels désolants s'effacent, les mots se gorgent de sève pour se vider de leur contenu pratique... une façon d'errer, porté par un songe plus vrai que la vérité même.


    Le poète immobilise-t-il l'espace ? Je ne le crois pas : au contraire il en multiplie les reflets, en dérange le déroulement régulier. Une façon de le distraire du temps des origines aussi. Pour, brièvement, tenter de traduire au mieux l'intraduisible. Certains dont je ne suis pas se risqueraient à avancer : "broder sur le vide".
    Au vrai, la poésie met en forme un temps de la fragilité, qui échappe au temps classique, en ce sens qu'il ne se contente pas de restituer : mais de dissocier, pour recomposer, à sa manière. Cette recomposition me plaît dans sa formulation même. C'est bien là l'une des caractéristiques de la diérèse, morceler pour assembler. E* : "J'aime ce côté improvisé de la revue, on n'y a pas l'impression d'une unité de façade, qui répondrait à des censures inavouées."


    Sur la côte d'Odemira, au Portugal, des milliers d'abeilles de l'espèce Eucera ont été préservées dans leur cocon pendant près de 3000 ans (cas unique de momification naturelle survenu durant une période de refroidissement global du climat). Le genre de nouvelle qu'il me plaît de lire pour contrebalancer un tantinet ces souffles nauséabonds qui nous viennent ces temps-ci des quatre coins de l'horizon.  Poétiquement parlant, j'y décèle ce que Stephen Hawking appelait "le rayonnement des trous noirs". Captifs que nous sommes, et plongés dans une optique plutôt ténébreuse pour l'avenir de l'humanité. Sachant que le temps n'est plus à jouer. 
    Me revient à l'esprit l'émouvant poème de Jean-Paul de Dadelsen, intitulé "Bach en automne" - pour prolonger la métaphore, aiguillée par le thème éternel de la nature :
    "Le renard pris au piège à dents aiguës se coupe une patte pour retrouver
    Sa libre faim parmi les arbres noirs. La chenille se hâte vers le soir
    Où elle ira se brûler à la lampe. Le cerf brâme après la fraîcheur des eaux.
              Rien n'est tout à fait muet.
    Même la pierre est active. Rien ne se refuse, sauf,
    Quand elle se complaît à elle-même dans les ténèbres de sa captivité,
                               L'âme."


    Daniel Martinez

  • "Enveloppes" de Charles-Albert Cingria, éditions Mermod (coll. "Le Bouquet"), 15 mai 1946, 100p., tirage à 1000 exemplaires. Ornés d'un portrait de l'auteur par Modigliani

    Le critique Patrick Kéchichian présentait ainsi Charles-Albert Cingria, auteur et musicien suisse, qui écrivait sur tout "matériel" qu'il pouvait trouver : menus, billets, papier toilette, etc., connu également pour son côté bohème, ses voyages à pied et à vélo :

    "Cingria était né en 1883, d’une famille originaire de Raguse puis fixée à Constantinople. Très vite, l’aisance fit place à la gêne – qui alla souvent jusqu’à la misère pour Charles-Albert… à partir de 1914, c’est à Paris qu’il choisit de s’établir, rue Bonaparte.
    Mais il voyage aussi beaucoup, notamment en Italie, où il a (en 1926) quelque problème, pour une affaire de mœurs, avec la police mussolinienne. A partir de 1933, Jean Paulhan l’invite à écrire dans La NRF. Ce qui ne plaît pas à tout le monde : André Gide, par exemple, se demande qui peut bien être ce plumitif farfelu. Mais Paulhan tient bon ; il défendra fidèlement celui qu’il considère comme un écrivain d’exception, un styliste, « gras et onctueux avec quelque chose de monacal ». « Des sujets à la mode, écrivit encore Paulhan à la mort de Cingria (en 1954 à Genève), il se foutait complètement, mais il parlait joyeusement du temps qu’il fait, des arbres, de l’eau, des animaux, surtout des chats (…). Bref, il savait dire ‘‘il pleut’’ comme personne. »
    Mais attention, Cingria est tout sauf un auteur pittoresque ; il n’a rien d’un amuseur qui cherche à épater ses lecteurs… « Je n’aime pas ce qui est charmant. J’aime ce qui est carré, bruissant, énorme, chevalin, humain, divin… » Auteur de travaux érudits sur la musique, sur Pétrarque et les troubadours, sur le Moyen âge (il détestait la Renaissance et ses suites) et la civilisation de Saint-Gall, il a aussi écrit sur une foule de sujets inattendus, sur rien, sur tout.

    Commencer à le lire, comme nous y invite cette nouvelle édition des Œuvres complètes (cinq volumes prévus, plus deux de correspondance, contre les dix-sept de la précédente édition – 1967-1981 – déjà à l’Age d’Homme), c’est ne plus pouvoir s’arrêter. Jacques Réda en sait quelque chose, qui est l’un des meilleurs connaisseurs français de Cingria.
    Mais il faut en désigner d’autres, prestigieux et divers. De Claudel et Max Jacob à Paulhan pour le passé, de Jaccottet, Starobinski et Chessex à Michon et Bergounioux pour aujourd’hui, il furent et restent nombreux, inconditionnels."

    Pour être plus précis, Pierre Bergounioux, que les lecteurs de Diérèse peuvent suivre via les pages encore inédites de son Journal régulièrement publiées par la revue, a écrit en 2005 chez Fata Morgana : Pycniques et leptosomes (sur C.-A. Cingria).

    Voici à présent deux textes extraits de ce livre enté d'une belle "illustration" de Modigliani - peintre qu'il a connu -
    Enveloppes :

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  • "Pas plus que cela", un poème de Daniel Martinez

    Sur la façade aux écailles de schiste
    chuchotent des voix le jour s'y appose
    à cet instant de la traversée il rend à l'espace
    l'enveloppe de nos corps
    dans un bouillonnement de dentelles 
    entre le son et l'oreille le flux particulier
    d'une très douce déraison
    où flottent des images chères


    Epuise-les sans y boire
    car derrière tes yeux il n'y a
    plus que mille petites torsions 
    et sinuosités vertes pour figurer
    les fougères qu'éclaire la nue bleue
    tu n'en peux déceler à cette heure
    que l'ombre de l'ombre d'une âme
    tel un secret entre d'autres secrets 
    quand les vérités paraissent trop amères
    et que l'odeur-mère de la profondeur
    convoie le grand lieu hauturier et mobile
    sur sa face immobile l'infini compresse l'infime


    Nous sommes là
    toi fleur étoffe femme
    entre l'œil et le regard sans lieu
    sans le babil des heures ni la tension du vide
    des créatures indécises 
    entrées en pauvreté
    ayant fui la nuit glacée
    et ton sourire figure à lui seul
    ces miettes
    de pain conquises d'un rien
    posées sur le rebord de la fenêtre
    où le hasard s'aventure
    initie l'absolue liberté de l'esprit


    La dérive des âges et des saisons
    nous rappelleraient-elles
    que l'essence de l'homme
    n'est pas d'être mortel mais de vouer s'il se peut
    le damier du monde aux bruns grisés de l'écorce
    des frênes dont les marbrures
    feraient oublier dans leur complexité
    le sans-poids des limites admises.


    Daniel Martinez
    16 mars 25