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Henry Bauchau (1913-2012), poète, romancier et psychanalyste belge, a obtenu le grand prix de littérature de la Société des Gens de lettres pour l’ensemble de son œuvre à l’occasion de la parution de L’enfant bleu. Il est également l’auteur de Œdipe sur la route, Antigoneou encoreLe boulevard périphérique. Dès 1958, il était lauréat du prix Max Jacob pour Géologie, paru chez Gallimard.
Il fut le premier abonné de Diérèse, en juin 1998, après que le numéro 1 lui avait été offert. Il résidait alors passage de la Bonne Graine, dans le onzième parisien, pas encore boboïsé, Dieu merci. J'y travaillais à l'époque, un travail alimentaire, faut-il le préciser. Le livre que je vous présente aujourd'hui compte quatre récits, c'est le troisième qui donne son titre au livre, conte vers lequel va ma préférence. D'une construction exemplaire, il allie la nostalgie avec l'art du dialogue (qui n'est pas sans rappeler son équivalent dans le domaine cinématographique avec "Les demoiselles de Wilko" d'Andrzej Wajda ou dans le domaine littéraire, avec Premier amour d'Ivan Tourgueniev, un livre dont je ne saurais trop vous conseiller la lecture ou relecture).
Lorsque Henry écrit En noir et blanc, il a 92 ans et se souvient, sa mémoire est intacte : sans en rajouter, il nous fait part de cette merveille qu'est la découverte de l'autre, entre ce qui vient et s'en va, entre ce qui se tait ou ne cesse de parler. Il n'a alors plus rien à prouver, mais à témoigner, pour le meilleur, à insuffler, aux figures qu'il convoque, la respiration neuve qui les régénèrera. Ici autant que là, ses sentiments se conjuguent avec tout le respect dû à la femme, respect qui semble soit dit en passant, s'être perdu par les temps qui courent, où "le sexe deviendra doctrinaire" (dixit Henri Michaux, in Tranches de savoir). Il était, il fut d'une autre époque assurément, et sa curiosité pour la revue que je lançais m'a plu d'emblée chez lui, au point que nous sommes restés en contact jusqu'à qu'il tire sa révérence, à l'automne 2012.Diérèse en était à son trentième numéro, avec 250 pages - goutte d'eau rapportée aux 22104 totalisées par la revue depuis ses origines (le 21 mars 1998).
Voici plutôt :
Une femme âgée, à demi aveugle, se promène avec un ami de jeunesse, de passage dans sa ville. Ils marchent avec beaucoup de plaisir dans un grand parc où ils se sont promenés ensemble autrefois. C’est le temps des premières floraisons, la journée est belle, fraîche, ensoleillée. Il y a eu de fortes pluies le matin et il y a de nombreuses flaques d’eau. La femme ne les voit pas, enchantée de sentir à nouveau, après le long hiver, le soleil sur son visage. Il parvient à les lui faire éviter, mais aveuglé lui aussi par le soleil, il ne peut empêcher qu’elle pose un pied au milieu d'une flaque profonde. Elle pousse un petit cri, il l’entraîne jusqu’à un banc et lui dit : "Vous allez vous enrhumer, laissez-moi vous enlever votre chaussette et vous en mettre une autre." Elle rit. "Vous avez toujours des chaussettes dans votre poche ?" - Cette fois, une pour vous. - Alors, faites !
Il lui enlève la chaussette mouillée qui est noire et lui met, avec beaucoup de soin, une chaussette blanche, ensuite son soulier et la rechausse. Il est presqu’aussi âgé qu’elle, les cheveux blancs. Elle s’amuse de le voir à genoux devant elle : "Vous n’avez jamais été comme ça devant moi." - J'aurais bien voulu, je n'ai pas osé, vous étiez si belle. - Je l'étais dans les films où je jouais. Par je ne sais quel effet d'illusion, c'est mon image qui était belle. Les hommes qui me voyaient avaient cette image dans les yeux. Mon image en noir et blanc. Vous comme les autres. Mais vous m'avez mis une chaussette blanche. De quoi vais-je avoir l'air avec des chaussettes de deux couleurs ? D'ailleurs c'est sans importance à mon âge. Personne ne s'en apercevra que vous. - J'ai toujours rêvé de vous voir en noir et blanc, mais les chaussettes suffisent. C'est tout à fait vous. - Vous rêviez parfois de moi ? - Souvent, très souvent… - Vous ne me l’avez jamais dit. - Je ne l’aurais pas pu. Je vous trouvais si loin, et votre mari si supérieur par l’intelligence, la connaissance du monde et ses amitiés avec des gens de premier plan. - Au moment où il est devenu ainsi, je ne jouais plus." Ils marchent tous les deux. Elle lui prend le bras. Ils s’arrêtent en silence devant un prunus rose, en pleine floraison. Elle reprend : "J’ai eu un enfant, puis deux. Je me suis enfoncée dans la maternité. J’ai découvert une forme de création prolongée, bien plus riche pour moi que le cinéma qui me faisait toujours un peu peur. Je ne voulais pas devenir une vedette. J’admirais les qualités de mon mari, je ne souhaitais pas qu’on continue à le considérer comme le mari d’une actrice. - Il a pris le relais de votre célébrité. - Célébrité très relative, disons plutôt réputation. - Vous auriez pu être un des noms marquants du cinéma. Pourquoi, après la naissance de vos enfants, n’avez-vous pas repris ? - Les enfants sont si prenants. Et puis, il y a eu l’avènement de la couleur. Je me voyais en noir et blanc. Je n’arrivais pas à m’imaginer en couleur. - Vous avez essayé ? - Non. - Pourquoi ? - Cela va vous étonner. Cela m’étonne moi-même, mais je peux vous le dire aujourd’hui où nous sommes tous les deux hors jeu. À cette époque, vous avez été fasciné par cette femme avec qui, après tant de difficultés, vous avez vécu. - Je vous crois et je ne parviens pas à vous croire. Je n’étais pour vous qu’un ami, un admirateur parmi tant d’autres. Vous ne me connaissiez guère. - C’est vrai, mais votre admiration, pour mon image, ou mon imagination en noir et blanc, comptait beaucoup. Et les mots que vous trouviez pour la dire. À ce moment, vous étiez un homme, j’ai envie de dire un garçon, car c’est ainsi que vous m’apparaissiez, extrêmement dispersé entre beaucoup de dons et de possibilités. Mais je pressentais autre chose en vous, peut-être l’œuvre que vous avez faite. - Qui s’est faite à travers moi... - Si vous voulez, mais vous l’avez laissée se faire. Je sentais en vous ce noyau dur qui voulait irréductiblement grandir. - Votre mari ne vous a pas poussée à reprendre ? - Si, souvent. Mais il virevoltait à travers le monde, les penseurs, les arts. Un film n’avait pas pour lui l’importance que ceux où j’ai joué avaient pour vous. Quand j’aurais pu reprendre, votre regard s’est détourné. Il était absorbé par votre femme et elle attendait de vous votre œuvre. - À ce moment, elle ne m’en parlait pas. Elle aimait être jeune, belle et amoureuse. - Elle était très narcissique, mais au fond de son merveilleux narcissisme, il y avait non pas vous, mais votre œuvre à venir. Pour vous aimer, elle avait besoin de vous admirer. C’est par là que sans trop le savoir, elle vous a poussé en avant, vers les mots, les phrases, les sons, les couleurs. Moi, je suis restée la femme en noir et blanc. - C’est ce qui est toujours si beau en vous. Vous ne pouvez imaginer le plaisir que j’éprouve à vous voir avancer successivement un pied en noir, puis l’autre en blanc. - Je ne l’imagine pas, mais je le sens. Je suis vieille maintenant. Regardez ces petites pensées blanches, toutes fripées par la pluie. Je suis comme ça. - Toujours belle. - Pour vous et les rares personnes qui ont vu encore mes films en cinémathèque. Pour les autres je suis une vieille femme, qui s’habille à l’ancienne, de façon excentrique. Si je devais jouer encore, je pourrais jouer maintenant un personnage comique. Comme ça !" Et elle esquisse quelques pas de danse.