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"Les Cœurs purs", de Joseph Kessel, éditions de la Nouvelle Revue Française, 20 avril 1927, 224 pages, 1012 exemplaires

On ne présente plus Joseph Kessel, que j'ai découvert adolescent avec Le Lion, paru l'année de ma naissance. A mon sens plus palpitant que ne le fut Malraux, dont mon prof de Lettres m'avait demandé comme devoir de vacances d'étudier l'entrée en scène des différents protagonistes dans L'Espoir, en l'an soixante-quatorze. Je m'étais pour aller vite, plutôt ennuyé, passé les cent premières pages. Mais c'est une autre histoire.
Le livre que je vous présente aujourd'hui regroupe trois titres du romancier et reporter Joseph Kessel, réunis en un seul : Mary de Cork (Gallimard, 1925), une nouvelle confiée préalablement à la Revue des Deux Mondes en 1924 ; Mahkno et sa juive (Éos, 1926), où il revisite la légende d'un anarchiste de pacotille : "Chef de bande, il commence par piller les grandes propriétés, puis fait en partisan la guerre aux Allemands, puis aux bolcheviks, s'allie à eux contre Denikine, s'allie à Wrangel contre les bolcheviks. Avec l'ataman Grigorieff il prend Odessa, le trahit et l'assassine, massacre les juifs, les bourgeois, les officiers, les commissaires, bref, pendant deux années, terrorise l'Ukraine entière par son audace, sa cruauté, sa rapidité de manœuvre et sa félonie." ; et, troisième titre qui clôt Les Cœurs purs  - Le thé du capitaine Sogoub 
(paru Au Sans Pareil, en 1926). Joseph Kessel précise : "Les trois histoires qui composent ce livre sont véridiques. Selon la lettre et selon l'esprit.".
J'ai choisi de vous donner à lire un extrait du Thé du capitaine Sogoub, avec le style s'il vous plaît d'un auteur qui l'avait en grand respect.

Voici :

 

 

 

Chaque dimanche, en hiver, la même lutte inavouée commençait entre le docteur et sa femme. Elle, redoutant l'effet de la saison sur le cœur trop friable, essayait d'empêcher qu'on sortît. Lui, trop jeune pour un corps trop vite délabré, ne pouvait se résigner à perdre quelques heures d'air et de lumière, aussi parcimonieuse qu'elle fût. Le dimanche après-midi était, - tout au long d'une semaine occupée par les malades, - la seule portion de journée qui demeurât libre. Ce bien précieux, le docteur entendait en profiter.
- Où irons-nous ? demanda Marie Lvovna.
La question, elle aussi, n'était point neuve. Ils n'avaient guère d'amis, encore moins d'argent. Leur famille et leur fortune étaient restées en Russie, et la révolution avait tout emporté.
Eux-mêmes, bien qu'établis en France depuis vingt ans, n'avaient pu se façonner aux mœurs ni aux hommes. Ils connaissaient chaque pierre de Paris, mais sentaient qu'elles ne leur appartenaient point.
- Nous prendrons le tramway jusqu'au Trocadéro, dit le docteur. Puis nous marcherons un peu.
- Bien, mais tu mettras ton manteau fourré.
Marie Lvovna avait cédé sans déplaisir. Malgré ses craintes, elle aimait la triste douceur de leurs promenades. Ils allaient sans but, parlant peu. Et qu'auraient-ils eu à se dire après une si longue vie et si mêlée ? Clairs tous deux, sans réticence ni secret, ils n'étaient que le prolongement l'un de l'autre. Mais tout leur amour, loyal, profond, jamais discuté, marchait à côté d'eux, de ses pieds invisibles, sur le gazon des jardins qu'ils préféraient.
Le docteur quitta son fauteuil. Légèrement plus petit que sa femme, il était tout en largeur. Son nez camus, sa bouche épaisse, ses moustaches tombantes lui donnaient une apparence de vieux chef mongol ; mais le front immense rendait séduisant le visage disgracié et faussement sévère. Dans les mains un peu molles, il y avait une faiblesse qui touchait.
L'œil gauche, complètement aveugle, ne brillait plus. L'autre, à peine visible sous la lourde paupière, plein de patience, de sagesse, était également menacé, et le docteur disait parfois avec un sourire qui faisait mal :
- Bientôt, comme les aigles, je pourrai regarder le soleil en face.
Mais, en cet instant, il ne pensait pas à la terrible faveur que lui réservait peut-être le destin. Tout au désir d'être dehors, il montrait une hâte ingénue.
- Allons, maman, s'écria-t-il, un peu de thé, vite, et sortons.
Marie Lvovna se dirigeait vers la cuisine, quand un coup de sonnette retentit.
Le docteur et sa femme se regardèrent.
- Si c'est un malade, murmura-t-il, dis que je ne suis pas là. Ils exagèrent vraiment. J'ai reçu depuis huit heures.
- Et si c'est un hôte ?
- Tant pis ! Nous sortons. Qu'on revienne ce soir. Regarde, il fait de plus en plus beau.

 

* * *

 

L'antichambre était obscure. Marie Lvovna ne put distinguer les traits du visiteur. Elle remarqua simplement qu'il était de haute taille et se tenait tout près de la porte entr'ouverte, comme retenu par le palier.
- Le docteur ne reçoit pas, dit-elle en français.
N'obtenant pas de réponse, elle répéta la même phrase en russe. L'homme, alors, murmura :
- Je ne suis pas malade.
D'une voix brève, rude et qui portait la trace d'un effort violent, il ajouta :
- Je voudrais me chauffer.
Ces mots parurent le libérer de sa gêne. Il fit un pas en avant, si résolu que Marie Lvovna s'écarta sans le vouloir.
- Je voudrais me chauffer, répéta le visiteur d'un timbre plus naturel.
Marie Lvovna, qui avait beaucoup souffert en silence, s'étonnait malaisément.
- Venez avec moi, dit-elle.
Ils passèrent dans le salon. C'était une pièce étroite où quelques fauteuils dorés, des lithographies, des magazines pour les malades, et une pendule enlacée par deux femmes qui tenaient des harpes, régnaient modestement.
Des braises achevaient de mourir dans la cheminée.
L'homme se pencha vers l'âtre, les mains tendues, et Marie Lvovna vit qu'à la droite manquaient deux doigts.
La porte s'entr'ouvrit doucement. Une petite chatte entra, grise et blanche, plate de tête, à longs poils. Sa queue flottait ainsi qu'un panache. Elle avançait à foulées hautaines, forte de sa race précieuse, de sa grâce parfaite, et vint se poser comme un oiseau hiératique, devant le feu, près du visiteur. L'humble pièce en devint tout à coup luxueuse.
La bouffée des braises pénétrait le visiteur et la chatte de la même tiédeur animale. Sans un mot, Marie Lvovna les regardait se chauffer.
Enfin l'homme tressaillit.
- Pardon, dit-il, j'avais oublié.
Puis, se redressant de toute sa hauteur, joignant les talons et les bras collés aux flancs :
- Permettez que je me présente : Alexandre Dimitrich Sogoub, capitaine à la division sauvage.
Il avait parlé d'une haleine, automatiquement, et comme raidi par la sonorité même de son grade. Mais à peine eut-il achevé qu'un malaise fonça la couleur claire de ses yeux. Marie Lvovna, suivant leur regard, aperçut des souliers ravagés, souillés jusqu'aux chevilles, qu'un pantalon trop court découvrait entièrement.
- Heureusement, dit Sogoub, la boue cache les trous.
Marie Lvovna ne fut point dupe de cet étalage de dénuement. Trop de quémandeurs étaient venus à elle pour qu'elle ne distinguât pas sur-le-champ la qualité de leur déchéance. Celui-là ne vivait point d'accord avec sa misère. Elle le suivait comme un corps étranger. Il la fardait de cynisme, mais gauchement. Et Marie Lvovna se demanda ce qui lui était le plus pénible à voir : cet orgueil encore à vif ou l'abandon complet de tant d'autres.
Rien ne parut de sa pitié dans le sourire avec lequel elle proposa :
- Asseyez-vous, capitaine, je vous en prie.
Il se laissa glisser dans un fauteuil, et, aussitôt, ramena ses jambes de façon à cacher ses chaussures.
Il y eut un silence assez long.
- Excusez une seconde, dit Marie Lvovna. Je reviens.
Elle avait pensé tout à coup qu'il lui fallait demander conseil à son mari. Si, malade, il était son enfant, il demeurait - pour le reste de l'existence - le guide. Elle avait de l'intelligence et de la sagesse du docteur une idée si haute qu'elle ne pouvait admettre qu'elle lui fût supérieure en rien, même en bonté.
Cette abdication parfaite ne lui coûtait aucun effort, car elle se jugeait née uniquement pour servir, et comme, de toute sa vie, elle n'avait eu de pensée qui fût pour elle, il lui semblait naturel qu'on la dirigeât.


Joseph Kessel

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