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"Vingt-deux poèmes dédiés", de Mathieu Bénézet, Le Voleur de Talan éditeur, 174 ex. numérotés, décembre 1983, 32 pages

     Né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Mathieu Bénézet nous a quittés dans sa soixante-huitième année, en 2013. Le livre que je vous présente aujourd'hui n'est pas le plus connu de lui, la raison même de mon choix. Il est dédié à Alain-Christophe Restrat (qui a publié, lui, en cette même année 1983 : Quelque chez Le Voleur de Talan également). 
     Le livre de Mathieu qui m'est le plus cher est Ode à la poésie (janvier 1984-janvier 1987) (William Blake & Co. éditeur, 30 mars 1992) : son art poétique en quelque sorte, une leçon de lyrisme qui contraste singulièrement avec un certain minimalisme en vogue dans la poésie actuelle. Ecoutez plutôt :
          "âme de nos pas tu parais à l'instant où nous regagnons le vide
          c'est si difficile en pleine montée de l'enfance de quitter
          les fleurs et le ross

          ignol du désir lèvres humides des haleines lilas
          c'est effrayant chercher que la tristesse de l'homme ne se perde pas
          mais peut-on conserver un charme qui cachait une ruine d'homme..."
Au sujet du moi en poésie, ce qu'il en disait :
"Je désire commencer ainsi : le moi est sans littérature. Ou encore le moi est littéraire de part en part. Le moi sans littérature est le moi de naissance - celui dont il faudra porter le deuil après que nous l'avons tué." 

C'est dans le numéro 142 (décembre 2024) de la Revue Alsacienne de Littérature que Jean-Paul Bota rend hommage à ce poète, ses lignes émouvantes : "Sur ta tombe ô mb ou j'applique ma main ligne de vie etc dit Desnos en forme de salut et la pluie qui tombe sur nous la même pluie ô mb et son bruit dessus les feuilles comme le bris de la biscotte et autrefois chez toi rue D. la résidence aux briques rouges et les relectures dans la cuisine à la lumière pénombrée..."

Le 31 décembre 1985, Mathieu Bénézet, dans une adresse au(x) lecteur(s) :
"Tu n'imagines pas la difficulté. Ni la peine, la souffrance de qui écrit de la poésie. En proie à l'extrême douleur, le démembrement, parfois l'agonie. Tout écrivain de poésie est, pour lui-même, damné. Il ne te présente que son propre cadavre - oui, tel Van Gogh, hanté par le cadavre de l'autre qu'il identifie pour son moi..."

Quelques pages extraites de Vingt-deux poèmes dédiés :

 

 

 

 

                                                              pour Olga *

et si c’était -
toujours dans les mauves et les carmins,
fleurs des couleurs, prières des genoux -
et souvenirs des cœurs, au-delà des montagnes
où nous fûmes si souvent -
dans les carrières d’éther creusant, creusant -
hommes qui naquîmes d'enfants - et si c’était 
au-dedans des lèvres avec la joie et la douleur
que nous abandonnons - laisse !
pour le chant simplement ne plus parler,
et jamais - naissant, naissant


* * *

Nuits entières dans des choses de douleur, aponté à des échos parmi des enfants où tu parlais. C’étaient des nuits entières les choses des fleurs au travers du silence.

Très lentement tu entras dans la musique, avec le malheur - sur le visage. Mais roses ! Oiseaux à côté des choses - et la solitude à côté des choses - et la solitude à côté des douleurs !

Tu criais ton nom - avant de t’éloigner très lentement - où tu es.

 

* * *


Ces mêmes choses avec leurs cris sont les choses qui ne peuvent plus sembler un lendemain. Nous nous souvenons du désir dans le poème - et les livres épouvantables de tristesse aux pages votives.

Rien ne peut sembler un lendemain dans le poème - nous aimions à l’écart du malheur.

 

* * *

 

Ô cette douleur qui enflait le cœur dans la phrase ! Longue nuit d’hiver quand tu grimpais sur des échelles ! Qui se souviendra d’un amour de vingt-deux ans.

Que je dise, léger et sûr, le cœur qui a cessé de battre dans la phrase. Cela me revient comme les années d’enfance reviennent aux cœurs des agonisants.

Ce fut bonheur que se taire.

 

* * *

 

le fond muet des jours qui reviennent ô blessure
du visage tel le gravier dans la bouche
et qui coula encore
nos dates furent de poussière - bleues silhouettes
des pluies ô chair de nos corps
dans ce qui est un bienfait de lumière
la vérité a gelé
et nos pensées glissent dessus vers l’ombre
du dernier chant c’est et je le dis l’erreur
de parler
non

 

* * *

 

Ouvrir l’intérieur - si invisible sur les lèvres qui ont chanté : l’intérieur - oursin tranché en deux - et palpitant.

Hautes branches dessous quoi nous avons passé, courbés, enfants qui recherchaient le peu de choses qui demeurait à dire - si inquiets dans le deuil d’une légende - si inquiets d’être si longtemps à côté du cœur.

Ô langue périssable ce fut le commencement d’aimer !

 

                                          "pour te figurer il tomberait des roses" Stéphane Mallarmé

 

* * *

 

Face au soleil, et dans le sommeil, ce fut l’impossible de l’exil - à jamais abandonné, glacier sous la lumière.

Un récit fut contre le ciel émietté.

Mais plus librement j’avance ignorant de l’avant.

Ce fut ainsi à chaque lettre, unique, que je vous adressai. Quelle déchirure où je m’endors ! Je ne souffre que dans mes rêves.

Ô ceinture d’amour !

 

                                                    Achevé à Paris, le 19 décembre 1982.

___________

* la femme de Mathieu Bénézet, correctrice au journal "Le Monde", décédée en juin 2022.

 

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