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"Elévation et mort d'Armand Branche", de Georges Duhamel, Bernard Grasset éditeur, 48 pages, 20 novembre 1919, 500 exemplaires sur vélin à la forme des Papeteries d'Arches (+ 12 HC)

Durant la Première Guerre mondiale, Georges Duhamel décide de s'engager dans le service actif, alors qu'il avait auparavant bénéficié d'une réforme médicale en raison de sa vue. Il veut faire don de lui-même et partager les épreuves des hommes de sa génération. À partir de 1914, il occupe pendant quatre ans les fonctions de médecin aide-major dans des "autochir" (ambulances chirurgicales automobiles), dans des situations souvent très exposées. Alors qu'il exerce près du front de Champagne en 1915, puis participe à la bataille de Verdun et à la bataille de la Somme, il décide de raconter les épreuves que les blessés subissent. Deux romans naîtront de cette expérience : d'une part Vie des martyrs, paru en 1917, un recueil de récits qui connaîtra un certain succès. La presse compare ce livre au roman d'Henri Barbusse, Le Feu, lauréat du Prix Goncourt en 1916. Georges Duhamel entreprend ensuite la rédaction de Civilisation, livre-témoignage sur les ravages de la guerre. Le livre sort en avril 1918 sous le pseudonyme de Denis Thévenin car Duhamel ne veut pas être accusé de profiter de la guerre pour faire de la littérature et reçoit le 11 décembre 1918 le Prix Goncourt.
Juste après ce Prix, Georges Duhamel écrivit "Elévation et mort d'Armand Branche", un livre étonnant où le narrateur opère un flash-back pour nous conter l'histoire d'un soldat pour le moins fantasque, victime de la Grande Guerre. Les valeurs humanistes de Georges Duhamel transparaissent, il se pose ici en témoin et emporte ainsi le lecteur par effet miroir, pour finir avec : "Tout cela peut vous paraître absurde. Je me rappelle seulement que, quand Branche expira, j'avais pris ses deux mains dans les miennes..."
Pour les lecteurs de ce blog, voici un extrait de ce livre, peu cité dans la bibliographie de Georges Duhamel, à tort.

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Voici :

 

 

 

 

Un jour donc, nous étions dans la tranchée qui part du Plessier en suivant la route, vous savez, la route qui va du côté de Lassigny. Nous avions arrangé une de ces cabines de cantonniers à moitié enterrées, nous l’avions arrangée en manière d’abri blindé, et Branche mettait de la terre dans des sacs. Il prenait la terre avec ses mains et l’enfonçait dans le sac en la tassant. Je ne le voyais que de dos, mais sa façon d’être ne me paraissait pas naturelle. Il avait l’air transporté, possédé, hors de sens. Lui si calme à l'ordinaire, il faisait des gestes démesurés. Alors, je me rapproche et je l’entends qui disait, entre ses dents, comme ça, en secouant le sac par les oreilles :
" - Faudra ! Oh ! Faudra !"
"Je dis aussitôt à voix haute :
" - Qu’est-ce qu’il
faudra ?"
"Branche se retourne, me regarde et sourit : un beau sourire que je n’ai pas bien
compris, monsieur, mais qui m’a chauffé le cœur. Il se retourne et répond d’une voix douce :
" - Faudra bien dire les choses que personne n’a dites
jusqu’ici.
"Là-dessus, il a pris le sac dans ses bras, comme un poupon, et il est
parti.
"Ce jour-là, j’ai compris que Branche n’était pas un homme pareil aux autres ; j’ai même pensé, comme ils font tous maintenant, qu’il était un peu piqué. Mais il m’a bien plu, malgré tout.
"Nous avons été au repos dans les bois. C’est un bon souvenir. Tenez, dans les bois que vous voyez là, sur cette colline. Il y a des baraques, sous les arbres. C’est pas fort chaud, pourtant nous y avons passé quelques bonnes journées. Là, j’ai vu Branche aller et venir, et je l’ai trouvé bien sain, bien sage. D’ailleurs, monsieur, pour le service, on ne peut pas rencontrer de garçon plus sérieux, plus soumis. Voilà donc qu’une nuit, comme j’étais sorti une seconde de la baraque, je bute dans quelque chose qui remue : c’était Branche. Il était couché par terre, dans la nuit, et il regardait les arbres, les étoiles, je ne sais quoi, car il regarde toujours des choses que nous ne savons pas.
"Je ne voudrais pas exagérer, mais je vous assure que, dans l'obscurité, ses yeux faisaient comme du jour. Il m’a fait penser à des choses de mon enfance, à des choses que j’ai oubliées, à des images où l’on voit un homme qui parle dans un désert, ou un autre qui avance sur l’eau, avec des pieds nus, ou encore à des repas dont les convives ont un air si heureux avec des cercles dorés derrière la tête.
"Branche a fait, cette nuit-là, ce qu’il n’avait jamais fait encore. Il m’a demandé de lui parler de ma femme et de mes fils. Il disait de temps en temps :
" - Comme c’est beau ! Comme c’est beau !
"Puis je sentais sa main,
qu’il avait posée sur mon genou, je sentais sa main trembler et il murmurait :
" - Personne, personne donc ne pense à dire les paroles qu’il faut dire ?
"Alors,
il restait sans parler, et moi je n’osais pas même remuer un doigt. C’est alors qu’il ajouta :
" - Tu as froid ? C’est assez pour toi. Va dormir.
"
Je me relevai et rentrai dans la baraque. J’obéis comme un enfant, monsieur. J’éprouvais une sensation bien étonnante ; celle d’avoir quelque chose de gros et de doux dans la gorge, quelque chose d’étouffant et d’agréable. Je crois que j’aurais bien pleuré, ou ri, ou chanté. J’aurais bien réveillé mes voisins pour leur donner tout mon tabac fin, tout mon argent, mon pinard, les photos de mes enfants, mon briquet neuf, tout, quoi ! Mais il m’avait dit d’aller dormir. Je me suis donc couché, et je me suis endormi tout de suite, moi qui n’ai pas beaucoup de sommeil à l’ordinaire, vous savez.
"Je ne peux pas tout vous raconter. Il faut que je me dépêche. À partir de cette fameuse nuit, j’ai eu l’idée que Branche ferait tôt ou tard une chose incroyable. Je l’ai regardé comme… je ne peux pas trop vous expliquer… comme un envoyé, vous comprenez, un envoyé…
"Nous sommes retournés en ligne dès les premiers jours de mars. Nous occupions la tranchée que je vous disais tout à l’heure. Cette fois, nous savions que l’attaque ne tarderait plus. En fait, vous voyez qu’elle n’a pas encore eu lieu. Nous faisions toutes sortes de préparatifs, de répétitions, on passait des revues. Branche était calme, effacé, silencieux...


Georges Duhamel

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