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Pour qui écrivez-vous ? Antônio Torres

Fils de métayer, Antônio Torres est né en 1940 au Junco, dans l’Etat de Bahia. Romancier, mais aussi publicitaire et journaliste, il vit aux environs de Rio de Janeiro. Il est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages, dont onze romans, parmi lesquels Cette terre (1984), son grand succès, traduit en français en 2002 et en une dizaine d'autres langues. On citera aussi parmi ses romans traduits en français : Un taxi pour Vienne d'Autriche (1992), Chien et loup (2000), Mon cher cannibale (2015), Le corsaire de Rio (2016). En 2011, il a publié le roman graphique biographique Sur les traces de Garcia Lorca (La Huella de Lorca) accompagné du dessinateur Carlos Hernandez, chez l'éditeur Norma Editorial. Antônio Torres reprend les thèmes de la conscience sociale et les traite avec une maîtrise architecturale moderne qui bouscule les chronologies et les lieux.

 

 

 

 

 

Je viens d’un village reculé qui ne figure même pas sur la carte. Et sur cette terre perdue aux confins du temps dans les entrailles du sertâo de Bahia, où peu de gens savaient lire et écrire, il y avait beaucoup de conteurs d’histoires. Ces histoires faisaient partie d’une sorte de romanceiro populaire, qui passait de génération en génération. Parfois elles étaient chantées et accompagnées à la guitare. Cela nous distrayait de la peur de la nuit, toujours prisonnière des légendes et des mystères. On appelait ces histoires des rimances - des romans rimés - car elles étaient en général racontées et chantées en vers, dans la tradition orale de la littérature de cordel, les textes étaient vendus en feuillets sur les marchés. Elles parlaient de paons mystérieux, de loups-garous, de mules sans tête, de damoiselles et de l’arrivée en enfer de Lampião (le bandit du Nordeste). Tout ceci faisait partie de l’imaginaire populaire de ma terre, de sa mémoire collective. Et pendant que j’écoutais ces histoires, dans ma tête j’en créais d’autres. 
Avec l’arrivée d’une institutrice, venue de loin, j’ai découvert les poètes dans les "livres de lecture" qu’on appelait "sélections scolaires". Je fus charmé. Et peu après je me mis à déclamer pour la fête nationale, sur la place poussiéreuse, les vers appris à l’école. Les gens rassemblés sur la place m’écoutaient et pleuraient - de joie. Ensuite, des garçons amoureux qui me racontaient sous le sceau du secret leurs passions, me demandèrent de les transformer en lettres. Et je les écrivais. Les filles qui les recevaient me demandèrent de les lire et de répondre aux lettres que j’avais moi-même écrites. 
C’est de ce moment que date le début de l’émigration interne dans ma région. Les hommes disparaissaient, en direction du Sud - parfois le sud riche de l’Etat de Bahia, le Sud du cacao. Tous les lundis, jour du marché, le courrier arrivait à dos d’âne. Les femmes, véritables veuves d’hommes vivants, faisaient la queue devant la porte de la poste. De temps en temps, une lettre arrivait. J’allais à la poste pour déchiffrer les écritures maladroites et écrire la réponse. Pendant que je lisais  les lettres, les femmes pleuraient, pleuraient, pleuraient. Comme il y avait toujours un peu d’argent dans les enveloppes, il y avait toujours quelque chose pour moi. Je gagnais d’excellents droits d'auteur, des gâteaux et des bonbons inoubliables. Avec ce que me donnaient les amoureux, ce sont les droits d'auteur les plus agréables de ma vie.
Et ce sont ces gens qui ont fait pression sur ma famille, pour que j'aille étudier dans une ville plus moderne. Je vous raconte tout ça pour mieux expliquer (surtout à moi-même) pourquoi j'écris.
Il reste en moi l'espoir que mon travail littéraire est une sorte de service pour ceux qui ne savent pas écrire. Ceux qui, malheureusement sont chez moi la majorité. Finalement, comme tout écrivain, je suis le produit de ma biographie, d’une histoire personnelle. Aujourd’hui je vis à plus de deux mille kilomètres de là où je suis né et je ne peux pas oublier comment tout a commencé. Je suis au XXe siècle, mais je viens du XVIIe siècle, de la civilisation de la houe. Je suis peut-être un narrateur infiniment moins talentueux que ces anonymes et ces analphabètes de mon enfance qui m’ont un jour poussé sur la route. Mais je suis sûr qu’ils habitent tous mon clavier, chaque fois que j’écris un roman. L’écrivain J. Guimaraes Rosa disait que "tout habitant du 
sertâo est un conteur d’histoires. Ses conditions de vie sont si dures, que s’il n’invente pas des histoires, il finit par perdre la tête." Je sens cela dans ma peau : parfois je pense que j’écris pour ne pas devenir fou. C’est que je suis dans un pays marqué par de grandes contradictions (ici le XXe et le XVIIe siècles vivent concurremment), des carences séculaires et qui, l'ayant admis, a l’espoir pour guide. 
Écrire est peut-être une façon, précaire, de contribuer à une histoire, que nous aimerions voir différente.


Antônio Torres

Prochain invité : l'écrivain serbe Dragoslav Mihailovic (1930-12 mars 2023)

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