Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Pourquoi écrivez-vous ? : Dragoslav Mihailović 

Né en 1930 à Čuprija, en Serbie, après des études de philosophie, il exerce toutes sortes de professions - il fut, entre autres, lecteur de serbo-croate à l'Université de Poitiers - puis commence à écrire (nouvelles, romans, pièces de théâtre, scénarios). 

Mihailović a très vite acquis la réputation de porte-parole des humbles, des déshérités et des humiliés avant de se faire l’avocat compatissant des victimes de la répression titiste. Ses premiers livres – le recueil Bonne nuit, Fred (1967) et le roman Quand les courges étaient en fleurs (1968) qui a lui été traduit par Jean Descat en 1972, aux éditions Gallimard – suscitèrent un vif intérêt et propulsèrent leur auteur sur le devant de la scène littéraire. Enchantée, la critique le présenta comme l’un des principaux instigateurs d’un nouveau courant nommé « la prose de la réalité » : elle loua en particulier son talent de conteur-né au verbe simple mais puissant ainsi que son audace dans le traitement du réel en toutes ses composantes. Les deux romans qui suivirent – La Couronne de Petrija (1974) et Les traîneurs de bottes (1983) – trouvèrent eux aussi un large écho auprès du public et lui assurèrent définitivement une place importante dans la littérature serbe contemporaine. Dragoslav Mihailović est décédé à Belgrade le 12 mars 2023.

 

 

 

Pourquoi ma femme remonte-t-elle chaque soir le réveil avec des pinces ? Parce qu'elle en a déjà beaucoup cassés et que ça l'agace de penser qu'il faudrait encore en acheter un nouveau qui ne lui épargnerait d'ailleurs toutes ces difficultés que pour peu de temps. Et comme elle a tout de même besoin d'un réveil-matin, elle se contente, chaque soir, en agrippant maladroitement ces instruments impossibles, de plaisanter sur son savoir-faire et sur le moyen de contourner la difficulté. La littérature pour moi ressemble probablement à ces pinces quasi inutilisables grâce auxquelles ma femme remonte son réveil. Elles me servent à remonter le réveil de ma vie, ou même, s'il le faut, à planter un clou pour accrocher mon chapeau, ou encore à gagner mon pain et mon lait. ce qui, à mon sens, n'est déjà pas si mal.

Quand j'entends dire qu'untel écrit parce qu'il ne sait rien faire d'autre, je pense que cet heureux homme n'a pas dû avoir beaucoup à travailler dans sa vie. Cela ne me dérange pas, on peut aussi devenir écrivain comme ça. Mais moi qui ai été obligé de changer plusieurs fois de métier, j'ai dû apprendre à en faire au moins quelques-uns correctement et j'en serais peut-être même encore capable aujourd'hui. Cependant, je ne saurais trop dire si j'y ai trouvé cette clé, ces pinces pour la remise en marche quotidienne. Et sans vouloir donner dans le pathétique, cela aurait été un bon argument pour éviter de répondre précisément à cette question.

J'avais à peine huit ans quand j'ai compris que j'étais un véritable écrivain, que c'était là mon domaine, mais ce n'est que trente-six ans plus tard que j'ai publié mon premier livre, un recueil de six nouvelles, depuis traduit en français. C'était comme six vaches maigres, nées d'une septième, tout aussi maigre et fantomatique, ce qui rappellerait à la modestie une bête plus grosse que ça. Plus tard, j'ai peut-être été plus heureux et les choses ont peut-être été un peu mieux. Mais cela ne veut presque rien dire dans ma Čuprija natale, alors à Paris, vous pensez ! Et si l'on voulait raconter à un Français ou à un Anglais qu'il existe aujourd'hui à Belgrade ou à Ljubljana une dizaine de grands écrivains européens, il faudrait d'abord leur expliquer ce que sont le serbe et le slovène, leur spécificité, et ce n'est pas là une mince affaire.
J'aurais donc bien aimé donner à la question de savoir pourquoi j'écrivais une réponse légère et désinvolte, du genre : parce que c'est mon métier, bien que ce soit mon métier ou, plus pathétique : pour tenter de changer le monde en gâchant du papier, bien que de ce point de vue aussi la littérature ne soit pas tout à fait innocente. Malheureusement, les faits sont plus grossiers et plus tristes : j'écris tout simplement, indépendamment des circonstances, c'est-à-dire indépendamment de la petite langue dans laquelle je m'exprime - je le ferais probablement si elle n'était parlée que par deux personnes -, indépendamment du registre politique, des sujétions de tous ordres, indépendamment des questions et des réponses attendues. Ce qui ne veut pas dire que je ne serais pas un jour ou l'autre confronté le plus directement à cette question essentielle et que je n'aurais pas alors encore plus de mal qu'à présent à la contextualiser.


Dragoslav Mihailović

 

Les commentaires sont fermés.