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Pourquoi écrivez-vous ?: John Mc Gahern

John Mc Gahern (1934-2006), né et mort à Dublin, a grandi sur la côte ouest de l’Irlande. Son œuvre – six romans, quatre recueils de nouvelles, des mémoires et du théâtre – lui valut prix et éloges, mais également d’être renvoyé de son poste d’enseignant, pour son contenu prétendument scandaleux. Admirateur du poète Patrick Kavanagh, il a connu plus de succès à Londres et à New York que dans son île. John Mc Gahern est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands maîtres de la prose irlandaise par toute une génération d’écrivains, parmi lesquels Claire Keegan, Conor O’Callaghan ou Jan Carson.

Dans le cadre de la réédition de l’œuvre de Mc Gahern, l'éditrice Sabine Wespieser - dont on ne peut que louer le travail - a fait paraître : Entre toutes les femmes, traduit par Alain Delahaye (avril 2022)
L’Obscur, traduit par Alain Delahaye (octobre 2022)
Pour qu’ils soient face au soleil levant, traduit par Françoise Cartano (novembre 2023)
En mai 2023 : Le Pornographe, traduit par Alain Delahaye.

 

 

 

J'écris parce que j'ai besoin d'écrire. J'écris pour voir.

Comme la plupart des choses sérieuses, ça a commencé par un jeu, un jeu avec les sonorités des mots, leur forme, leur poids, leur couleur, leurs syllabes désarticulées ; la fascination du fait que le plus minime changement dans n'importe quelle phrase changeait le sens de tous les mots autour, en les faisant changer à leur tour. Comme en lisant, quand on prend conscience de ce qu'on ne lit plus seulement des romans, des fables ou des récits d'aventure, mais des versions de notre propre vie, il m'est apparu un beau jour alors que j'avais l'air de jouer avec des mots, qu'en réalité je jouais avec ma propre vie. Et les mots, pour moi, ont toujours une présence aussi bien qu'une signification. A travers les mots, je vivais ma vie avec plus de réalité qu'à travers l'expérience ordinaire.

Le travail commence souvent par le surgissement d'une image, d'un rythme, ou d'un bout de dialogue qui vous occupe l'esprit et insiste jusqu'à ce qu'on l'ait écrit. Souvent, une fois que c'est écrit, ça disparaît, ce n'est plus rien ; quelquefois cela débouche sur un travail qui dure des mois ou des années. J'écris pour voir à quoi ces phrases et ces images vont me mener, pour donner à ce monde existence et forme.
Il y a plusieurs décennies j'ai publié L'Image, qui décrivait tout ce que j'éprouvais à propos de l'écriture. Cela reste vrai pour moi comme à l'époque.
Si j'ai un reproche aujourd'hui à faire à ce texte, c'est qu'il est, peut-être, trop sérieux. Je pense à la critique de David Hume soulignant l'inanité des discussions sur la religion compte tenu de ce que la religion est basée sur la foi et non sur la raison. C'est vrai aussi de l'art. La plupart des bons écrits, et tous les grands écrits, ont une dimension spirituelle que nous pouvons reconnaître mais jamais tout à fait définir. Dans son merveilleux petit texte sur Chateaubriand, Proust reconnaît cette dimension à la fois dans sa présence - la fleur bleue parmi les bruyères - et dans son absence dans la prose chatoyante, voire mondaine du diplomate et du voyageur. Appelez ça fragrance ou style, ou encore d'un vieux mot, la magie salvatrice.

Quand je réfléchis sur l'image, deux choses dont elle ne peut être séparée me viennent à l'esprit : le rythme et la vision. La vision, ce monde immobile, intime que chacun de nous porte en soi et que les autres ne voient pas, prend vie dans le rythme - et par rythme j'entends les mouvements instinctifs de la vision - et livre un combat à l'image dans une sorte de tombeau, tombeau des images de passions mortes et de leurs jours révolus.
L'art est une tentative de créer un monde dans lequel nous puissions vivre, sinon longtemps ou pour toujours, du moins un monde de l'imagination sur lequel nous puissions régner ; et par régner, je veux dire se pencher purement et simplement sur notre situation au sein de ce monde que nous avons créé, sur ce miroir de Méduse, qui nous permet de voir et célébrer même l'intolérable.

Nous ne pouvons pas vivre, nous pouvons seulement régner, et nous n'avons ni raison ni droit de régner, rien de plus que notre besoin instinctif : alors nous régnons dans la permanence illusoire de faux dieux, et c'est peut-être ce besoin de l'illusion de permanence qui engendre à son tour le besoin de la forme. Comme nous régnons seuls sur nos trônes de carton-pâte, les sujets que nous convoquons sont des images.

Le flot des images s'écoule maintenant, involontaire, et pourtant nous ne sommes pas en paix, nous rejetons, nous modifions, nous mettons en forme, nous nous efforçons d'arriver à cette seule image qui ne viendra jamais, l'image de laquelle notre vie tout entière a tiré un jour son expression la plus complète, qui l'exprimerait encore tout entière dans cet égarement qui s'étend entre notre commencement et notre fin, et alors tout le petit jeu du petit roi mortel prendrait fin et tous les jeux de même. C'est là, dans cette quête de l'image unique, que le long et complexe périple qu'est l'art trahit sa nature tout bonnement religieuse de son activité : et c'est là aussi qu'il se démarque le plus nettement de la religion.

Car la Muse, selon laquelle nous régnons en échange d'une disponibilité de toute une vie, peut nous accorder l'absurde couronne du style, la révélation dans le langage de l'unique monde qui soit le nôtre, tandis que nous luttons pour ce qui est sans doute dérisoire au regard de notre quête.


John Mc Gahern


Prochain invité : Fernando del Paso Morante, romancier et poète mexicain

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