Des extraits du Journal de Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947)
Vingt années après son décès, les Œuvres complètes de Charles-Ferdinand Ramuz, en 20 volumes, ont été publiées par les éditions Rencontre, sises à Lausanne, ville de naissance de l'auteur. Je vous ai déjà parlé de cet écrivain "le plus représentatif de la Suisse du XXe siècle" à propos de "Passage du Poète" publié en mars 1990 aux éditions L'Age d'Homme, un livre révélateur de son talent, visionnaire et réaliste à la fois (une constante).
Moins connu que les livres qui ont assuré sa notoriété (Aline, Jean-Luc persécuté, La grande peur dans la montagne, Si le soleil ne revenait pas...), voici pour les lecteurs de ce blog des extraits choisis de son Journal, de l'année 1902 à celle de sa fin :
Journal
(extraits)
12 mars 1902. – Je comprends mal un paysage sans eau ; un ruisseau, d'ailleurs, me suffit. Mais l’immensité des terres, sans aucune source, sans une fontaine, sans une mare où le ciel vienne se mirer, de tels sites, malgré le charme de leurs lignes ou la grandeur de leurs contours, me semblent vite une prison. J’ai conscience d’avoir quitté le pays de moi-même pour un lieu tout étranger à mon cœur.
Nous autres, nous avons le lac. Il est vaste ; il a l’air d’une perle au fond de sa coquille. Les montagnes et les collines qui le bordent s’élèvent de toute part avec fougue ou avec mollesse, et, sans jamais l’enserrer étroitement, le retiennent néanmoins prisonnier. Mais sa captivité est trop ancienne pour qu’il se souvienne encore du temps où il errait sous la figure du glacier ; maintenant, il ne conçoit rien d’autre que son immobilité, il joue comme un enfant entre ses rives définitives ; il est heureux de son cachot. La troupe de ses vagues lui donne l’illusion du changement ; il modèle à son image les visages qui se penchent sur lui ; il se sent si bien vivre que sa vie débordante se mêle autour de lui à la vie des hommes.
Nous qui habitons sur les rives du lac, nous savons qu’il est cause de beaucoup de joies. Nous souffririons de vivre dans l’obscurité ; il y a trop de brouillard sur nos collines ; le soleil est trop faible pour percer ces nuages traînants ; mais qu’un de ses rayons glisse à la surface du lac, aussitôt, multiplié, le voici reflété par les mille facettes des vagues, répandu en paillettes voletantes jusqu’aux sommets.
20 mars 1903. – Le lac et la montagne m’obsèdent par ce qu’ils offrent de général qui convient à mon état d’esprit. Je ne cherche dans les choses que des images et, plus ces images sont vastes, plus elles m’attirent. Pourtant j’aime le détail précis, la comparaison minutieuse, et cette double tendance qui me départage me cause quelque gêne à la réflexion. Il est heureux qu’elle ne soit pas contradictoire. Je suis maintenant empêché de la concilier, mais ce n’est qu’une passagère impuissance ; je ne suis pas encore formé ; j’arriverai à vaincre cet obstacle ; il faut l’avoir sans cesse devant les yeux et s’exercer à le surmonter.
La Belotte, 11 juillet 1903. – Un petit vent se lève ; le lac est bleu et violet ; il y a de gros nuages sur la montagne ; le gravier des allées est barré d’ombres brunes ; une rose trémière penche et redresse d’un mouvement égal sa cime aux pompons roses, pareille à un mulet qui tire un char en haut d’une colline et donne du collier à la cadence de son pas. On ne voit pas de moineaux dans les feuilles de la vigne, ni sur les branches du prunier, mais on les entend pépier : ils aiment le soleil et les mouches sur les pierres. Et, quand le silence des chaudes après-midi s’est installé partout, à pousser un double cri qu’ils répètent ; et ils luttent ainsi contre l’envahissement de la muette lumière qui étouffe les voix.
Mardi 1er décembre 1903. – Du soleil sur la neige. Le brouillards s’est défait comme un linge en charpie. Il est monté. Il s’est soulevé. Il s’est gonflé de chaleur en dessous. Et ses fils, détachés, se sont envolés par-dessus les collines. Le ciel est d’un bleu pâle très doux, presque blanc à l’horizon. L’air est transparent comme une vitre qu’on vient de laver. C’est à peine si la route se marque par des ornières brunes. Les pommiers dont les troncs sont passés à la chaux ne se voient point sur les prairies. Le dessous des branches montre à demi sa broussaille noire. Mais cette blancheur est toute blonde et rose, comme des fleurs de pêcher qui se fanent. Les ombres sont imperceptiblement bleues. Il y a un grand silence ou aboie par moment un gros chien. Et puis, à présent la neige fond sur les arbres. On entend le bruit de l’eau qui coule dans les gouttières. La neige s’évapore. Les forêts se détachent par carrés sombres. Les gens passent lentement. Leurs souliers s’alourdissent. Et un grand bonheur est dans l’air.
4 juin 1904. – Rêve de la dernière nuit. – J’étais au bord d’un large fleuve dans une grande ville. Le fleuve était d’un brun sombre, les maisons alignées sur les berges d’un gris noir et le ciel plombé. Les rues étaient désertes. Il n’y avait sous le ciel nul autre être que moi. Un pont franchissait le fleuve ; il était de fer et d’une seule arche ; je m’y engageai. Il fallait monter, puis redescendre, car le pont était très bombé. Alors, pendant que je marchais, je vis au sommet du pont deux chevaux entourés d’hommes. Les chevaux étaient immobiles, la tête tournée vers le fleuve. J’entendais un bruit de marteaux. Et je continuais à marcher en me demandant ce que faisaient là dans cette solitude plus triste que la mort, ces hommes et ces chevaux. Mais pendant que j’étais occupé par ces pensées, je vis venir à moi un des chevaux qu’un homme tenait par la bride. Et, quand la bête passa près de moi, je vis qu’elle avait la bouche ouverte ; et il y avait des trous noirs à la place des dents et le sang coulait à longs fils des mâchoires. Rien n’était plus horrible. Pourtant, je continuais d’avancer ; le bruit de marteaux ne cessait pas. Quand je fus près du groupe qui était resté au milieu du pont, je distinguai la scène qu’une sorte de crépuscule m’avait dérobée jusque-là. À mesure que j’approchais, je la devinais mieux, et enfin je vis tout. Les trois hommes qui restaient maintenaient le second cheval ; l’un deux lui tenait les jambes de devant, l’autre la bouche ouverte au moyen d’une sorte de cric ; le troisième, armé d’un ciseau et d’un marteau attaquait les grandes dents blanches l’une après l’autre ; trois déjà manquaient ; mais la quatrième était plus solide et l’homme s’obstinait ; et, comme j’arrivais près de lui, le cheval se cabra en poussant un long cri de douleur et ce cri était comme un cri d’homme désespéré ; mais les hommes rendus furieux redoublèrent ; et, pendant que je m’enfuyais, les coups de marteau et les cris du cheval me poursuivaient à intervalles réguliers jusqu’à ce que, me retournant, je ne visse plus qu’une masse confuse, au-dessus de la surface huileuse des eaux.
Netteté plus que réelle, photographique et sans couleur, comme sous un voile de suie.
28 mai 1906. – À cette heure, j’ai devant les yeux une vache toute rouge dans de l’herbe toute verte. Le jardinier vient de faucher l’herbe, mais avec paresse, pas à ras de terre comme on fait chez nous, mais à mi-hauteur, inégalement, de sorte que le pré est tout en creux et tout en bosses ; et la vache qui est soûle, ne bouge plus, le mufle en l’air.
18 mars 1940. – Il y a eu un premier papillon jaune, un premier papillon blanc ; on les voyait trembloter de-ci de-là, au-dessus de la terre encore grise du jardin. Encore grise, toute nue, mais elle se fendillait par place, et on voyait par cette fente une toute petite pousse rose ou d’un vert très pâle essayer de se pousser dehors, et y réussir. On n’osait pas la toucher du bout des doigts de peur de la casser, et en même temps elle fendait la terre sèche, elle écartait les pierres les plus lourdes, d’une lente poussée à quoi rien ne résistait : si frêle, mais si courageuse, timide et impérieuse, plus faible que tout, plus forte que tout. Il y avait une imperceptible brume verte dans l’entre-deux des branches des groseillers, comme quand la terre fume après qu’il a plu...
25 février 1947. – Je cherche à me prouver que j’existe.
Charles-Ferdinand Ramuz