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«"La deuxième fois", Pierre Bergounioux sculpteur» par Jean-Paul Michel, photographies de Baptiste Belcour, éditions William Blake & Co, 25/11/1997, 8 pages, 58 F

Les lecteurs de Diérèse connaissent bien Pierre Bergounioux par son Journal, qu'ils peuvent suivre à l'état d'inédits dans la revue. Son ami Jean-Paul Michel, dont la correspondance croisée a été publiée par les éditions Verdier en septembre 2018 (avec illustrations et fac-similés) a fait paraître ce recueil au format atypique (21,5 x 32 cm), ouvrage où le talent de sculpteur de l'auteur de La fin du monde en avançant (éditions Fata Morgana, septembre 2006) est mis en valeur par le photographe Baptiste Belcour. On y découvre notamment "Les trois ondines", "Le heaume", "Le géôlier", "Fer de vache", "Merlin", "Pauvresse". L'ouvrage est dédié à Madame Andrée Bergounioux. Diérèse, dans son numéro 83 (hiver-printemps 2022, page 215) a reproduit la photographie d'une sculpture de P. Bergounioux réalisée le 18/7/2021, qu'il finalisa en ayant soudé "en opposition des dents de pelle mécanique préalablement passées au bloc à polir". Voici les deux photographies que Pierre m'a envoyées pour illustrer son propos :

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Dans une lettre en date du 15 février 1995, Jean-Paul Michel écrit : "Ta vie m'est exemple de parfaite abnégation artiste. J'ai été heureux de te découvrir sculpteur, aux prises avec le fer et le feu, ce qui résiste et ce qui vainc..." Une autre missive, du même au même, en date du 3 août 1996, cette fois en rapport avec l'exposition pour les vingt ans des éditions William Blake & Co, qui eut lieu à la bibliothèque municipale de Bordeaux : "... pense à m'envoyer à mon adresse pour le 25 août au plus tard, le nom des sculptures que j'exposerai à la bibliothèque. Je tiens deux d'entre elles pour des chefs-d'œuvre (les deux statuettes féminines anthropomorphes - la grande en sa majesté géométrique, et la figure au gros ressort) dont je ne te saurai jamais assez gré de me les avoir laissé choisir. Maintenant, sache-le, elles ne me quitteront plus." Signalons ici que J.P. Michel a édité son premier livre à dix-sept ans ans, sur sa presse à bras.



 

 

     Voilà qu'un travail d'écrivain se poursuit à l'aide des stylets de feu de l'arc électrique, de la cisaille du métallier, du lourd marteau de la forge, et qu'il fait surgir des figures du sens des matériaux les plus ennemis. Non seulement des figures (qui sont comme l'alphabet de l'élémentaire monde perdu : poissons et mammifères, bergers, silhouettes hiératiques de la simple présence à l'être), mais les choses mêmes comme choses, les matériaux comme matériaux, les témoins comme témoins (dents de faucheuses, ressorts d'amortisseurs, crémaillères, socs, coutres, lames, volants, selles, guidons, quand ce ne sont pas boulets de canon ou harpons baleiniers) ; les éclopés comme éclopés, les rescapés comme rescapés, présents, en acte, ici, une deuxième fois.
     Projetés maintenant dans la vie seconde des signes, resurgis, véritablement, au terme de ces opérations de résurrection physique où ce qui fût d'abord, disparu, reparaît, enfin, sous l'espèce de constructions, schématiques, expressives, où le hasard de la trouvaille et la chance couronnent quelquefois l'acte de merveille. Il en va ainsi, parfois, dans les arts.
     L'ambition de Pierre Bergounioux n'est pas d'entrer comme "sculpteur" pur dans l'histoire de la "pure" sculpture (il emprunte volontiers ses figures à l'histoire passée de la statuaire, aux poupées de l'Afrique comme aux constructions des assembleurs et arrangeurs modernes, aux calembours plastiques de Picasso). Il est de sauver des fragments physiques de l'ancien monde, de les projeter comme tels dans le ciel des signes. L'oiseau de Minerve prend son vol lorsque la réalité a terminé son travail, à la tombée du jour. Alors seulement les choses simplement choses deviennent porteuses de mémoire & de sens, redressées dans cette manière d'ultime défi à la mort.
     Je regarde les sculptures de Pierre Bergounioux comme des "écritures" de fer. Des signes forgés, assemblés, soudés par le feu, polis et défendus de l'oxydation - qui, matériellement, perpétuent la mémoire des choses par leur conservation même et les arc-boutent, les arment d'un sens, les lancent dans le monde second comme autant de signes d'art, afin qu'ils y perpétuent la mémoire du monde premier et, une deuxième fois, l'arrachent à l'oubli. C'est le travail même de l'écriture devenu visible, aggravé ici de la résistance des matériaux, de l'inertie des choses, du passage tragique du temps réel - celui des existences perdues...


Jean-Paul Michel

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