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"Le premier mot", de Pierre Bergounioux, éditions Gallimard, 95 pages, 3/4/2001, 78 F

Pierre Bergounioux - dont les lecteurs de Diérèse peuvent suivre au fil des numéros le Journal qu'il tient depuis 1980* - a reçu de nombreuses distinctions littéraires, la dernière en date étant le Prix de la langue française, en 2021. Pierre nous en parle in Diérèse 85 ( p. 210-211), de ce Prix ; les pages en question sont encore inédites en livre.
Une vie dédiée à la littérature, qui a su laisser place à la sculpture, essentiellement sur métal, dont a rendu compte son ami d'adolescence Jean-Paul Michel, in "La deuxième fois" Pierre Bergounioux sculpteur, éd. William Blake and Co, 1998. Pierre écrit, lui : "Le métal nous permet de dominer le monde extérieur et l’écriture permet d’éclairer le monde intérieur, notre âme." ; ou encore :"Les propriétés du métal m'exaltent, son éclat, les formes qu'il peut revêtir... Pas un geste qu'il ne précise ou n'amplifie dans des proportions infinies, de l'aiguille au marteau-pilon, du rouage de montre au bogie de TGV..."

* publié chez Verdier, 6 tomes parus.

Pierre Bergounioux a participé jusqu'ici à 11 livraisons de Diérèse, soit : les numéros 62, 68, 73, 74, 75, 76, 77, 82, 83, 84, 85. Anne Thébaud (cf supra) a présenté ainsi à sa sortie le vingt-deuxième livre de l'auteur de La fin du monde en avançant, titre prémonitoire ? Voici ce qu'elle avait alors écrit à propos du Premier mot :

 



 

Dans l'univers de Bergounioux, l'homme est prisonnier du pays dont il vient et cette appartenance imprègne le caractère. ici, le narrateur est marqué comme dans Le Chevron ou La Mort de Brune par un relief accidenté, une terre ingrate où le taillis règne en maître : "On n'arrête pas de tourner. On se sent opprimé de toutes les façons. Le ciel s'est absenté. [...] J'en ai conçu une contrariété qui se confond dès l'origine avec le sentiment de l'existence."
L'enfant qui a grandi dans cette atmosphère hostile, accentuée par les difficultés économiques de l'après-guerre, tente de s'y soustraire par la rêverie. Le père aussi peu causant qu'un revenant souligne l'ensommeillement, presque l'ensevelissement de la vie dans un songe proche du néant. A cette empreinte du lieu s'ajoute la dette dont, à son insu, l'enfant doit s'acquitter au nom de son père, vis-à-vis de ses ancêtres.
Plutôt que de fuir dans un absentéisme stérile dont il a de multiples exemples autour de lui et qu'il connaît fort bien pour le pratiquer plus que de raison, le jeune garçon cherche des passeurs : il s'agit d'échapper aux morts-vivants. Mais le grand-père comme André C. se dérobent à la quête. La mort avale tout cru les paroles qui auraient pu nommer et donc libérer l'enfant. La vie ressemble à une course d'obstacles, on en rirait presque s'il ne s'agissait pour le garçon de survivre à la torpeur, à l'absence de mots qui l'accable. Le destin est avare en signes, prend des chemins de traverse où l'on s'égare. Il faut qu'un maître d'internat évoque Paris où tout se décide, pour que le narrateur relève le défi. En s'éloignant des terres froides, il s'imagine trouver réponse à sa question. Mais la capitale s'apparente à un décor en carton-pâte où défilent des marionnettes et s'écrivent des livres sans matière qui déconcertent quand on est habitué à en découdre avec les éléments. Tout est gris, nommé et catalogué, arbitraire et révocable, sans conséquence majeure. Le réel s'efface derrière les mots tout-puissants tracés par des esprits délestés des entraves de la pesanteur.
Le narrateur rencontre des jeunes gens brillants et volontaires, radicalement différents de lui : israélites dont la vitalité ne s'explique que par l'ardeur de repousser les spectres qui envahissent le sommeil de pyjamas rayés et de crânes rasés. D'autres, sans état d'âme, se destinent à une carrière scientifique mais aucun ne porte comme lui le poids des "immobilités sans nom" dont il a pâti enfant. Rien ni personne ne peut lui faire oublier la terre ombrageuse dont il est issu et dont il retrouve l'accent auprès des agents de service qui gagnent modestement leur vie à Paris, avec l'unique désir de retourner au pays. Partagé entre ici et là-bas, le narrateur se dédouble sans que l'énigme de l'appartenance soit résolue. "Il aurait fallu être quitte d'arriérés pour considérer l'avenir d'un œil égal [...] J'avais ce vieux compte à) régler. J'étais tributaire d'un passé."
Que le narrateur en tombât malade, qu'il fallût opérer la gorge ne nécessite nul commentaire sur ce qui se jouait dans le passage à l'écriture. Que le livre d'un obscur géologue, déniché sur une étagère peu visitée de la bibliothèque municipale de province, servît de remède et de relais à une vie qui ne tenait plus qu'à un cheveu, tient du miracle, de ceux qui ne manquent pas d'arriver en dernière extrémité.
La délivrance passe par les mots, ceux qui sourdent au sein des terres maudites. Et c'est là que commence l'histoire d'un écrivain et que se termine le récit initiatique. La réussite du livre tient en grande partie au style de Pierre Bergounioux, mimétique du sujet dont il est ici question : prose travaillée, arrachée à l'adversité de la nature mutique.

 

Anne Thébaud

Ndlr : née en 1966, décédée le 9/07/2007.
Romancière et critique littéraire, Anne Thébaud collaborait à La Quinzaine littéraire depuis 1995 où elle a beaucoup écrit sur Pierre Michon, Julien Gracq, Louis Calaferte. En 2001, Maurice Nadeau publia son premier livre, "Reliquaire". Dépressive, elle s'est suicidée en se jetant dans la Seine. Son second livre, posthume : "Sentinelle", a été publié le 15/1/2008, chez Maurice Nadeau.

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