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"La Naissance du jour", Colette, éditions Garnier-Flammarion, 192 pages, 1969, 19,80 €

La Naissance du jour paraît dans La Revue de Paris au début de 1928, puis aux éditions Flammarion à la fin du mois de mars. Dès juillet 1927 Colette relisait les lettres de sa mère, Sidonie Landoy, dite Sido, pour en « extraire quelques joyaux », et dans ses lettres d'alors Colette dévoile les difficultés liées à la composition même de ce roman, qui n'en est pas un à proprement parler, mais un ouvrage plutôt autobiographique, empreint de surcroît d'une poésie proche "d'un fragment de mélodie flottante, en voyage dans l'espace", ainsi qu'elle l'écrit, pour qualifier le legs maternel. Sido, publié en 1930, prolonge ce retour par l'écriture à celle qui lui a donné le jour - avec plus tard Le Fanal bleu, l'un de ses tout derniers livres, publié en 1949.

 

 

 

Une petite aile de lumière bat entre les deux contrevents et touche, par pulsations inégales, le mur ou la longue, lourde table à écrire, à lire, à jouer, l’interminable table qui revient de Bretagne, comme j’en reviens. Tantôt l’aile de lumière est rose sur le mur de chaux rose, et tantôt bleue sur le tapis bleu de cotonnade chleuh. Vaisseliers chargés de livres, fauteuils et commodes ont fait avec moi, par deux ou trois provinces françaises, un grand détour de quinze années. Fins fauteuils à bras fuselés, rustiques comme des paysannes aux attaches délicates, assiettes jaunes chantant comme cloches sous le doigt plié, plats blancs épaissis d’une crème d’émail, nous retrouvons ensemble, étonnés, un pays qui est le nôtre. Qui me montrerait, sur le Mourillon, à soixante kilomètres d’ici, la maison de mon père et de mes grands parents ? D’autres pays m’ont bercée, c’est vrai, - certains d’une main dure. Une femme se réclame d’autant de pays natals qu’elle a eu d’amours heureux. Elle naît aussi sous chaque ciel où elle guérit la douleur d’aimer. À ce compte, ce rivage bleu de sel, pavoisé de tomates et de poivrons, est deux fois mien. Quelle richesse, et que de temps passé à l’ignorer ! L’air est léger, le soleil ride et confit sur le cep la grappe tôt murie, l’ail a grand goût. Majestueux dénuement qu’impose parfois au sol la soif, paresse élégante qu’enseigne un peuple sobre, ô mes biens tardifs… Ne nous plaignons pas. C’est ma maturité qui vous était due. Ma jeunesse encore anguleuse eût saigné d’accoster le roc feuilleté, pailleté, l’aiguille bifide des pins, l’agave, l’écharde des oursins, l’amer ciste poisseux et le figuier dont chaque feuille au revers est une langue de fauve. Quel pays ! L’envahisseur le dote de villas et de garages, d’automobiles, de faux "mas" où l’on danse ; le sauvage du Nord morcelle, spécule, déboise, et c’est tant pis, certes. Mais combien de ravisseurs se sont, au cours des siècles, épris d’une telle captive ? Venus pour concerter sa ruine, ils s’arrêtent tout à coup, et l’écoutent respirer endormie. Puis, doucement, ils ferment la grille et le palis, deviennent muets, respectueux ; et soumis, Provence, à tes vœux, ils rattachent ta couronne de vigne, replantent le pin, le figuier, sèment le melon brodé et ne veulent plus, belle, que te servir et s’y complaire.
     Les autres, fatalement, te délaisseront. Auparavant, ils t’auront déshonorée. Mais tu n’en es pas à une horde près. Ils te laisseront, ceux qui sont venus sur la foi d’un casino, d’un hôtel ou d’une carte postale. Ils fuiront, brûlés, mordus par ton vent tout blanc de poussière. Garde tes amants buveurs d’eau à la cruche, buveurs du vin sec qui mûrit dans le sable ; garde ceux qui versent l’huile religieusement, et qui détournent la tête en passant devant les viandes mortes ; garde ceux qui se lèvent matin et se bercent le soir, déjà couchés, au petit halètement des bateaux de fête, sur le golfe, - garde moi…
     La mûrissante couleur de la pénombre marque la fin de ma sieste. Infailliblement, la chatte prostrée va s’allonger jusqu’au prodige, extraire d’elle-même une patte de devant dont personne ne connaît la longueur exacte, et dire, d’un bâillement de fleur : "il est quatre heures bien passées". La première voiture automobile n’est pas loin, roulant sur sa petite nue de poussière vers une plage ; d’autres la suivront. Quelqu’un s’arrêtera un moment à la grille, versant sur l’allée, parmi l’ombre plumeuse des mimosas, des amis sans leurs femmes, des femmes et leurs amants. Je n’en suis pas encore à leur fermer ma grille au nez, et à montrer les dents derrière. Mais ma froide et tutoyeuse cordialité, à laquelle ils ne se trompent pas, les contient.  Des hommes aiment mon logis privé de maître, son odeur, ses portes sans verrous. Quelques femmes disent, d’un air de soudain délire : "Ah ! quel paradis..." et comptent sourdement tout ce qui manque. Mais celles-ci, et ceux-là, apprécient ma patience à écouter leurs projets, moi qui n’ai pas de projets. Ils sont "fous de ce pays", ils veulent "une petite ferme très simple", ou construire "un mas sur ce cap à pic sur la mer, hein, quelle vue !" Là, je deviens charmante. Car j’écoute et je dis : "Oui, oui." Car je ne convoite pas le champ d’à côté, je n’achète pas la vigne du voisin, et je ne fais pas "ajouter une aile". Un camarade se rencontre toujours pour toiser ma vigne, aller de la maison à la mer sans monter ni descendre une marche, revenir et conclure: - En somme, cette propriété, telle qu’elle est, vous convient parfaitement.
     Et je dis : "oui, oui", comme lorsqu’il m’assure, lui ou un autre : "Vous ne changez pas !" Ce qui signifie : "Nous avons la ferme intention que vous ne changiez plus."
     Je veux bien essayer encore...

 

Colette

 

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