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"La mémoire des visages", de Jacques Ancet, roman, éditions Flammarion, collection "Textes", 198 pages, 70 F

En quatrième de couverture de son livre paru il y a tout juste 40 ans (dédicacé pour le mien), et qui couvre la période courant de 1978 à 1980, Jacques Ancet écrit :
"mémoire de visages, fond mouvant de formes en perpétuelle métamorphose dont nous sommes issus et qu'il nous est permis d'entrevoir, avant de nous y perdre définitivement, dans le vertige maîtrisé d'une image, d'une phrase ou d'un livre." Une écriture très libre, des plus personnelles et dégagée de toute autocensure, empreinte d'un réel que l'auteur semble travailler à peine. Mais plutôt porté par le flux des mots, ainsi livrés, avec leurs avancées sur la page, perceptibles, rendues visibles, dans la conscience d'être, naissant, renaissant...

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A la différence d'un Claude Simon, il n'y a pas de tentative de conjonction formelle ou télescopage de différents plans ou intrigues ; mais un déroulé continu, obéissant à une logique interne, sans effet ajouté permettant la transition entre deux séquences, naturellement interdépendantes. Une écriture continue, sensuelle, où passé revisité et présent se conjuguent, non pour faire date mais pour la mise en mots de ce qui, muet, brûle au-dedans. Pas de transfiguration du quotidien, ou d'allégorie sous-jacente, hors la stricte restitution des composantes de "l'arbre de vie". Fascinant.

Voici un extrait de La mémoire des visages, début du deuxième chapitre d'un recueil qui en compte quatre, intitulé comme le premier d'entre eux, "visages" :

 

 

 

que dit-elle, penchée à la fenêtre ou devant le miroir d'une salle de bains bleue, ses lèvres bougent, sourient parfois, on n'entend pas non plus sa voix, sa main relève une mèche sur son front, de longues ombres s'étirent sur la place un instant vide où le vent pousse un vieux journal venu se coller au socle de la statue, à nos martyrs r... reconnaissante, une main écrit derrière une vitre mais elle ne la voit pas, continue son travail lentement, comme sûre d'elle, penchée sur le sol maintenant, cherchant quelque chose peut-être, soulevant le tapis, relevée, assise, cousant, ou debout, épluchant des légumes dans une cuisine claire, rideaux à carreaux bleus et blancs, absorbée, jetant de temps à autre un coup d'œil par la fenêtre, soleil nuages vents, ou sur la pendule au-dessus d'elle, la main écrit toujours, dans la pièce voisins sans doute, plus loin peut-être, silencieuse, par pénombre et reflet, demain, hier, le temps dessine des profils, quelqu'un froisse un journal, parle, tu as vu quelle catastrophe, ou tousse, à la tombée du jour, quand s'allument les lampes, l'enfant rit, pleure, maman maman, mais elle s'éloigne, referme doucement la porte de la chambre, écoute un instant, puis la table, les miettes sur l'éponge, le choc des assiettes, le sang, soudain, d'abord imperceptible, cette moiteur qu'elle aimerait sentir couler doucement de son corps, jambes écartées, tache brune sur le sable d'une plage, immobile, rumeurs, lumière, comme dormant ou nageant, éclaboussée d'éclairs, tête dans l'eau, grands gestes fluides, soufflant, bulles dans le vert, respirant, bleu-blanc, soufflant, feu, terre au loin, nageant, poussant les bras, jambes tendues, nageant longtemps, écume fraîcheur écume ciel parfois ciel cheveux dos lisse affleurant par instants ventre glissant caresses d'eau ventre seins pris dans de froides paumes abandonnée vagues elle l'enveloppe la couvre de sa peau d'écume confondues chair et eau prenant son corps l'ouvrant langues claires signes orangés bougeant comme alors au plafond d'une chambre blanche, ondoiements silencieux, rideaux, feuillages, cils, la main s'entrouvre, doigts immobiles flottant blancheur corps dissous...


Jacques Ancet

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