Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

"Le Pont traversé" de Jean Paulhan, éditions Spectres familiers, printemps 1986, 72 pages, 60 F

C'est le poète et romancier Marcel Béalu, qui fut d'abord chapelier - dont je vous ai parlé à l'adresse de mon premier blog : http://diereseetlesdeux-siciles.hautetfort.com qui avait repris le titre de ce recueil de Jean Paulhan pour en faire l'enseigne de sa librairie, dans le sixième arrondissement de la capitale, en 1949. Après avoir fermé ses portes en 2019, ce lieu "historique" où Marcel Béalu a reçu quelques belles plumes du siècle vingtième a été revampé en un coffee shop, boutique qui a gardé la même enseigne ! 
... Revenons au livre de Jean Paulhan, publié pour la première fois en 1921, divisé en trois nuits, chacune entée de trois récits, en voici le dernier :

 

Le Pont traversé


     J'aimais peut-être cette jeune femme : ou bien était-elle une amie, ou ma sœur ? Je sais seulement que mes sentiments pour elle étaient certains et tels qu'il n'y avait pas à les rappeler. Elle devait passer à cheval le pont, une seconde femme le devait aussi.

* * *

 

 

    Ce pont était large et pavé. Le parapet en était épais, et je ne sais ce qui faisait l'entreprise difficile. Toujours est-il que sa rivale y parvint, mais elle ne réussit pas. Ce fut pour quelque raison qui tenait de la moquerie ou du dépit : d'ailleurs cette raison ne m'était pas étrangère, elle était semblable aux sentiments que l'on éprouve, sans les vouloir reconnaître.


* * *


     Je me trouvais sur une terrasse, ou tour. Je voyais la vallée, et ces collines qui se mêlent en grand nombre et se dépassent l'une l'autre, cependant jamais de beaucoup. Sur la colline la plus proche, à mi-hauteur, étaient l'avenue et le pont, qu'elle traversa bien, mais à pied et tenant son cheval par la bride. Puis elle repassa en sens contraire, tous s'éloignèrent lentement.
     J'ai voulu siffler pour montrer à la fois ma présence et ma déception - cette déception me venait principalement de leur départ. Mais le petit sifflet de cuivre que je portais au bout d'une chaîne ne donna qu'un son sans voix, et qui ressemblait mieux au vent, ou bien au bruit que font les rides dans l'eau.


* * *


     Alors je revenais près de deux vieux hommes, assis en face l'un de l'autre sur des chaises de jonc. Ils fumaient leurs pipes, et se donnaient le mot. "Avant onze jours, dit l'un, il sera pris comme un renard."
    Il parlait du père de la jeune femme. Ce père était dans l'assemblée qui tout à l'heure s'éloigna lentement du pont. Et j'eus le sentiment exact pour la seconde fois, que je reconnaissais la haine que lui portait mon oncle, et ses raisons - de façon certaine, et telle que je ne devais lui en vouloir, ni tâcher même de me rappeler cette haine.


* * * 


     L'on devinera, sur ce récit, plus de choses que je ne puis en citer (et qu'il n'est utile). La gravité de la décision m'apparaissait. Je me décide rarement, pensais-je, mais quand je me décide, je fais des bonds.
     Dans la journée qui suivait la troisième nuit, tu cherchais plutôt à nous éloigner l'un de l'autre. Ainsi tu disais : "Je déteste...", espérant : "Si cela par hasard lui plaît, c'est bien que tout est fini."
     Eh, je revenais de plus trouble. J'avais inventé, à partir de mon rêve, une autre assurance, et ce pont entre nous deux traversé.


FIN DE LA TROISIEME NUIT


Jean Paulhan

 

Les commentaires sont fermés.