Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

"Diérèse" 47, hiver 2009, 260 pages, 9,50 €. Avec la nouvelliste Véronique Joyaux...

Sur le site de la Cave littéraire de Villefontaine, l'animateur de la revue "Diérèse" que je suis s'est découvert "gérant" (vivrais-je tel un entrepreneur des subsides liées à Dame Poésie, où plutôt y serais-je de ma poche comme qui dirait porté par un médium en lequel je me reconnais, au sens fort du terme ?). Il aurait été tellement plus évident de m'appeler "responsable de publication"... Bref.
L'approche extérieure de notre monde de poètes - résolument en dehors des "lois" du marché - m'a toujours peu ou prou amusé, mais que voulez-vous, ces confusions sont inévitables dans le méli-mélo libéral où nous vivons, où nous conservons tout de même le droit de prendre nos distances face à certaines assertions, à notre petite échelle - qui va se rapetissant.

Ceci dit, en janvier 2009, il y a bientôt quatorze ans, j'ai choisi un événement entre mille, qui eut lieu au premier mois de cette nouvelle année : il s'agit d'une plasticienne française, Dominique Gonzalez-Foerster, première artiste française à investir la vaste salle des turbines de la Tate Modern de Londres, dans le cadre du programme Unilever. Elle y composait un roman d'anticipation, imaginant Londres en 2058 noyée sous une pluie éternelle. Les sculptures alors poussent comme des plantes. L'Araignée de Louise Bourgeois est plus monstrueuse qu'à son habitude, les enchevêtrements de métal de Calder ont doublé de taille. Quant aux formes rondes ou molles d'Henry Moore ou de Claes Oldenburg, elles semblent avoir gonflé. Un glissement vers le futur donc, qui n'est pas sans rappeler ces dérèglements climatiques que nous observons à l'œuvre, de nos jours. Pierre il y a peu me disait au téléphone que Dunkerque risque fort de ne pas être épargnée par l'inéluctable montée des eaux ces prochaines décennies...

Trêve de digressions, voici à présent la nouvelle de Véronique Joyaux parue in Diérèse 47, pages 170 à 177 :

 

 

 


LIGNES  DE  FUITE

nouvelle

LA MORT AIME LE PETIT JOUR
                                    
                                                                      à J.B.


Mais que pouvait-elle tenter face à ce monde insaisissable où elle se sentait vieillir d’heure en heure, s’altérant, muette, captive? La hantise de sa décadence s’ancrait en elle, devenue presque une douleur physique.
     Elle croyait sentir le resserrement d’un poing sur sa gorge, le roulement de larmes irréalisables, la multiplication d’innombrables coups d’aiguille dans ses veines battantes. Elle soupçonnait en elle un travail minutieux et progressif qui l’userait jusqu’à la trame et qui, cependant, la fascinait. Souvent, elle avait vérifié les traits de son visage, comme on regarde les ravages d’un bel et terrible incendie.
     Couchée, elle ne pouvait dormir. Elle rassemblait des peines éparses, écoutant le balancier d’une pendule imperturbable. Autrefois, elle avait eu, comme les autres, la notion des années qui ont le rythme de la conscience mais belle, de sa beauté tout intérieure, elle laissait les jours glisser dans leur fuite doucereuse, grignotée déjà par l’invisible termite.
     De la chambre, le volet fermé, elle ne pouvait accorder sa lancinance aux accents réguliers de la pluie, sa grisaille au pâle soleil de septembre. Pourtant, on entendait le crépitement de l’eau sur les toits, les rafales se ruant sur les arbres de la cour.
     En pensée, elle se levait, marchait, s’accoudait à la fenêtre; des gens déjeunaient sur l’herbe : un homme, une femme et trois petites filles. Soudain, l’une d’elles s’effaçait, gommée du paysage. Elle regagnait son lit, la chambre navrante, son sanctuaire moite. Elle allait devant elle, agitait des songes, écoutait les voix parler des choses qu’elle avait aimées, dans une langue qu’elle ne saisissait plus. Et elle voyait combien la terre est petite et ronde, tel un œil dont la pupille s’immobilise.
     Elle ferma les yeux pour ne plus voir la lumière verte au plafond. Elle voulut retrouver le frisson de l’angoisse, en se répétant qu’elle allait mourir, mais cela lui devenait soudain indifférent, léger. Sa crainte disparaissait dans ces instants où la douleur reculait. La révolte la quittait, inhabitable, et seule l’image de son corps immobile la hantait, tel celui d’un noyé que l’on arrache au fleuve, désarticulé, livide.

     A cette heure avancée de la nuit, la vie extérieure lui semblait lointaine, presque impensable. Elle avançait lentement dans sa tête, avec un froissement de renarde dans les fourrés, guettant une alerte de son corps pris au piège. Parfois, elle aspirait une gorgée d’air tiède et, dans ce geste crispé, filtrait le sifflement anxieux de ses bronches. Alors, elle se renversait sur l’oreiller, réunissant dans la même pensée, l’espoir de la fin et l’indifférence du monde.
     Le sommeil ne venait pas. Elle tanguait dans un labyrinthe aux parois lisses et incurvées ; des ondes brûlantes rampaient dans sa poitrine, inépuisables laminoirs. Le matin allait certainement la soulager, comme si le jour eût été une bouffée d’air neuf. L’infirmière viendrait, puis, disparaîtrait sans parler, dans un sourire vague, fantôme blanc et rituel.

     C’était bon de ne plus avoir mal. Elle savoura cette concession voluptueuse, posa sa joue sur la partie froide du drap, entre l’oreiller et le bord du lit. Quelque part, au milieu de sa poitrine, quelque chose se serra ; mue par un réflexe de défense, elle mordit le dos de ses doigts : non, elle n’avait rien senti.
     Elle avait commencé son voyage aquatique, une main invisible poussant la barque à travers le courant. L’eau était blanche, laiteuse. Seules, les berges restaient opaques. Il montait de la terre une haleine résinée qui donnait envie de dormir. Au-dessus, le ciel s’absentait. De ses yeux de petit animal traqué, elle regarda ses mains tomber par-dessus bord, effroyablement pâles et traversées de veinules mauves, saillantes. Puis, elle tourna la tête, comme si le paysage se fût métamorphosé pour elle.
     Elle eut froid. Un froid venu de l’intérieur, qui la paralysait dans un raidissement d’oiseau sous la neige.
     Elle voyait maintenant son visage au fil de l’eau, monté des profondeurs ; dans ce suspens vital, il ressemblait à un masque de gisant : seuls, les yeux répandaient une lueur tremblotante, abyssale. Elle remua les lèvres ; une voix basse et âpre résonna dans la chambre du moins, elle eut cette impression. Le flux de ses pensées se résorbait en buée sur le verre terni de son regard.
     Elle ne savait pas qu’elle s’était assoupie. Elle avait le front humide. Elle ne faisait pas le moindre mouvement. Elle attendait comme dans une gare, et son âme la précédait, touchant le fond du fleuve en une simplicité résolue. Des vapeurs flottaient, tramées d’algues et de brume. Elle voyait, dans sa vision intérieure, trois petites filles en robes blanches sur le bord du halage, se laissait envahir d’une morne souffrance morale, incapable de résoudre en larmes cette lourdeur qui l’oppressait. La rigidité fondait sur son visage devenu limpide et transparent. Mais elle savait que cette transformation lui préparait un visage définitif, dont elle ignorerait la dernière expression.

     Immobile, elle accepterait la solitude comme un tribut injustifiable, pareille à une souche détachée du sol, qui boit silencieusement l’eau du fleuve sorti de son lit.
     Elle émergea enfin: la chambre reprenait ses contours ; des ombres glissaient derrière la porte vitrée. Tout recouvrait forme et dimension réelles. L’infirmière entra, souriante et sûre, remonta les oreillers, replaça un objet, dans un geste instinctif. Elle se tenait là, recroquevillée, dans sa muette certitude ; elle lui tendit un bras machinal.
     Elle avait apprivoisé ce corps habité d’un mal sans nom, n’y portant plus les mains, ne vérifiant plus, dans la glace, sa lente désagrégation. Elle avait appris à le connaître par la seule localisation de la douleur.
     Depuis des mois, le temps avait cessé d’exister. Elle ne vivait que par bribes, réminiscences. L’espace clos de la chambre avait effacé le reste du monde, condensant entre ses murs l’apprentissage accéléré du vide.

     Frissonnante comme un voyageur dans l’aube, elle serrait un pan de drap entre ses griffes impérieuses et fragiles. Elle remontait à la surface du sommeil et rien ne bougeait sur son visage, exceptée cette tentative de larmes qui se fondit en une respiration hâtive.
     Après la piqûre, une sorte de paix neigeuse l’enveloppa. Inquiète, puis rassérénée, elle se sentit à nouveau accrochée à la vie, en filigrane. Elle pensa que la morphine avait su préserver à temps l’excès de souffrance qui l’eut défigurée.
     Dormir… souffrir petitement, dans un demi-sommeil. Ne plus sentir son corps et demeurer lucide, indifférente au jour, à la nuit, qui ne sont plus que volet ouvert ou volet fermé.
     Elle n’avait pas de mots pour se parler de la douleur dans les termes exacts, scientifiques; il ne lui venait à l’esprit que des termes de forge : tenailles, étau, coups, martèlement, brûlure. Puis, une nuit, elle s’aperçut qu’elle n’analysait plus son mal; qu’il entrait dans une désolante habitude, tel un monstre que l’on a fini par apprivoiser.
     Ce flottement entre deux eaux lui donnait le sentiment d’une totale impuissance. Elle sentait en elle une lassitude tenace et familière. Elle entrait dans une réalité vertigineuse et floue, s’effilant comme une écharpe de soie. Et, se découvrant ainsi, instrument docile d’un jeu insensé, elle se demandait ce qui n’est plus quand nous cessons d’être ; ce qui disparaîtrait d’elle aux yeux du monde : rien, absolument rien ; elle était irrémédiablement permutable, remplaçable ; rayée des vivants, elle ne laisserait derrière elle qu’un sillage éphémère.

     Le brouillard de septembre était l’âme du monde absurde à laquelle elle s’efforçait de mêler la sienne, avec application. Son existence se dispersait comme une chaleur éparpillée, perdue. Elle bougea doucement les jambes et resta un instant les genoux fléchis ; la pointe des couvertures ressemblait à une tente d’enfant.
     Elle pensa que sa vie aurait dû aboutir à une belle œuvre humaine ou littéraire, et qu’elle allait se dissoudre dans l’anonymat, femme sur laquelle un regard ne s’était jamais attardé, femme indécouverte et seule. La vie prometteuse avait glissé sur elle, torrent brunissant un galet immobile, rigoureusement semblable aux autres galets, tout aussi poli, tout aussi banal. Un jour, un homme lui avait dit qu’elle l’intimidait par son côté inconditionnel, absolu, mais, n’étant pas assez doué pour élire une âme difficile, il l’avait simplement regardée sous le voile déformant du désir. Il était passé à côté d’elle. Un peu rude, un peu distrait, il n’avait su trouver l’accord, la générosité qu’elle attendait.

     Maintenant, elle craignait le moindre contact humain : elle ne craignait pas seulement leurs paroles, mais leur regard, et surtout leurs gestes, leurs mains qui la touchaient et dont le contact suscitait en elle une soudaine peur physique. Lorsque l’infirmière se pencha sur elle, elle vit battre les veines de son cou et fut prise d’un tremblement. Elle leva la tête durant quelques secondes, pour mieux saisir le battement de la vie dans ces artères, puis, retomba, le rebelle. Elle essaya de sourire et ne comprit pas pourquoi les yeux de cette femme restèrent suspendus à ses lèvres avec autant d’angoisse. Elle ne savait pas que ce sourire la rendait méconnaissable ; que seul, il vivait sur son visage, tout le reste étant déjà figé dans un rictus immense. Elle entrait dans une saison limitrophe où l’homme prend la dimension d’une torche dans la neige. Elle voyait une étendue vide et silencieuse où la réalité n’avait vraiment plus d’importance.
     Elle sentit la tiédeur d’une main sur son front glacé. Elle pensa à mort ; ce n’était pas pourtant le nom qu’elle lui donnait, et ses lèvres n’ébauchaient pas un mot pour la désigner ; mais, dans ce silence entre son corps et le monde, entre le froid qu’elle exhalait et la chaleur des hommes, elle sut reconnaître les signes d’une rupture.
     Elle ne pouvait lutter contre le courant et, docile, se laissait porter, Ophélie sans remords.
     Elle ne concevait pas que le vrai sens de la souffrance fût aussi celui de la mort. Elle avait toujours refusé une explication humaine de la souffrance ; elle l’acceptait comme une caution ; toutefois, si elle avait l’idée d’une vague transcendance, elle refusait par avance le cérémonial des huiles et du buis béni. Elle n’avait pas besoin de tout cet attirail clérical pour suivre son inéluctable voie.

     Livrée au rêve du sommeil, elle renaissait dans un non-temps où le faux et le vrai se mêlaient harmonieusement. Elle agissait à nouveau ; elle voulait et elle pouvait. Le monde devenait allusion elle s’y oubliait pour s’identifier au rythme vital. Elle décollait du réel où elle avait mal pour se laisser happer par le rêve où, suspendue, passive, elle croyait agir. Rien ne lui faisait plus obstacle, ni son corps ni les choses à l’entour. Elle se sentait exister, délivrée de tout, absente à elle-même et à la douleur.
     L’éveil incisif vint rompre le cercle de la dormeuse.
     Elle savait que cette douleur qui renaissait en elle annonçait le jour. Il lui suffisait de fermer les paupières et d’attendre l’imperceptible variation entre la nuit totale et la nuit transpercée d’une lueur infime.


     Par la fenêtre entrebâillée, un rai lumineux venait réchauffer sa main droite. Les yeux clos, elle jouissait de cette tiédeur, résumant en elle un fugitif réseau de plaisir.
     Elle supportait ces longues heures solitaires dans la chambre qui sentait l’éther et le désinfectant, ne songeant ni à Dieu ni à la vie des autres, marmotte murée dans son hibernation cotonneuse.
     Soudain, elle entendit un oiseau chanter au ras de la croisée. Elle ouvrit les yeux, mais un chuchotement d’ailes répondit à son geste infime, comme si elle eut brisé dans un bruit sec l’harmonie fragile d’une mélodie concédée.

     Il n’y avait rien dans sa mémoire, depuis son entrée dans la chambre ou si peu… Pas d’imprévus ni de visites. Seulement des adjectifs de la douleur, la façade d’un être enfermé dans le cercle de l’inévitable. Elle projetait au fond d’elle-même, de façon larvée, des images qui n’avaient pas grand-chose à voir avec la femme qu’elle avait été. Prisonnière son immobilité, elle se reflétait continuellement dans une série fantasmée d’objets indistincts qui ne réussissaient pas à s’incarner en quelque chose de différent d’elle-même.

     L’infirmière ouvrit la fenêtre et le jour lança dans la chambre un éclat insoutenable. Elle laissa des gouttes de sueur s’amasser le long de ses sourcils. Le front lui faisait mal. Il lui semblait que ses veines allaient éclater. Aveuglée par un rideau de larmes ces larmes qu’elle n’avait pu pleurer et qu’un soleil d’automne lui arrachait avec insouciance elle ne sentait plus que des coups assénés sur ses tempes, qu’une lame brûlante en travers de son corps. Elle voulut parler. L’infirmière lui prit le bras. Elle ne sentit pas la piqûre.
     Elle nageait régulièrement, et le battement de ses pieds  laissait derrière elle un sillage. Elle bloqua son souffle dans une dernière inspiration. Sur le dos, elle se tint immobile, face au plafond, face au ciel. Elle s’abandonna, solitaire, à cette immensité inconnue, enfin libérée, dispersée.
     Lorsqu’elle atteignit la mer, la mort, elle se dissipa sous ses propres yeux et prit d’autres traits pour naître.

1er au 5 mars 1977

                                                                                                                                   Véronique Joyaux


 

Les commentaires sont fermés.