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Henri Michaux, Œuvres complètes, tome 2, Édition établie par : Raymond Bellour et Ysé Tran, La Pléiade, éd. Gallimard, 1418 p., 170 ill., 445 F.

"… où l’on se trouve enfermé, une des impressions les plus odieuses que je puisse avoir et contre laquelle j’ai lutté ma vie durant (…) retrancher, réduire (…) au lieu de l’étalement de tous mes textes, qui à coup sûr me dégoûterait et à brève échéance me paralyserait" (1) :

C’est ainsi que Michaux expliquait son refus à être publié de son vivant dans la Pléiade. Et en effet, dans ce deuxième tome des Œuvres complètes consacré aux livres de la maturité allant de 1948 à 1959, de Ailleurs, à La Vie dans les plis, Passages, Face aux verrous, Misérable miracle, L’Infini turbulent et à Paix dans les brisements, le remarquable travail de Raymond Bellour et Ysé Tran met à jour variantes et variations, déchiffre la genèse de livres issus de première publication en revue, montrant ainsi la mobilité d’une œuvre toujours susceptible d’un changement, ajoutant des "En marge" à la fin de chaque œuvre où se trouvent les textes évincés au fil des éditions ou republiant un texte interdit à la réédition comme Nous deux encore.
     

 

 

 

   L'expression "me paralyserait" fait image, et traduit au plus près la crainte de Michaux, ne plus être dans la dynamique d’un mouvement et les turbulences infimes de vibrations au sens propre et au sens figuré. Il y a, d’abord, un brouillage des genres, entre journal ethnographique et journal intime, dans Ailleurs, entre fable et confession dans La Vie dans les plis, entre essai et invention de petites fictions, dans Passages, ou compte-rendu quasi scientifique par la tonalité et les références dans Misérable miracle. Il existe là une manière d’écrire dans un mouvement dépassant la frontière des genres, le désir de défaire leur étanchéité. Il y a, ensuite, la volonté d’une exploration, à tout prix et par tous les moyens, des processus psychiques puisque tel serait l’objet central de Michaux en s’épiant au plus près de lui-même - "j’écris pour me parcourir" dit-il -, et cette exploration ne cesse de découvrir, justement une fois encore, la mise en mouvement de variations et de bruissements intérieurs, jusqu’aux "états vibratoires" que révèleront les expériences mescaliniennes.
   Sous l’apparence du compte-rendu de voyage, dans Ailleurs, nous ne visitons pas seulement le pays des Émanglons, qui vivent dans l’angoisse, mais nous sommes surtout déplacés vers un autre lieu, celui de l’imaginaire, de sa mécanique, où les événements se donnent à voir comme allant de soi, la proximité des choses tenant au naturel avec lequel la narration nous y plonge alors que le descriptif minutieux de la cruauté des Émanglons, par exemple, augmente un malaise indéfinissable face à ce qui reste "sans utopie et sans pédagogie". Comme l’a expliqué Michaux dans Passages : "Mes pays imaginaires : pour moi des sortes d’États-tampons, afin de ne pas souffrir de la réalité."
   Et, de fait, ce lien avec la réalité mène Michaux à une exploration de la manière dont s’est constituée sa vie intérieure, cette relation entre dedans et dehors. Des visites Au pays de la magie jusqu’à Face aux verrous, sont mis en scène l’appropriation de soi et la spécificité d’une pensée circulant de l’animisme à la magie, chaque fois se posant la question de l’efficacité des mots.
   Trois poèmes à la puissance incantatoire composant "Poésie pour pouvoir" ("Je rame", "À travers mers et désert", "Agir, je viens", II, Face aux verrous), qui ont été deux fois publiés dont une édition assez singulière, puisque la reliure en bois de teck avec une trentaine de clous fait du livre un objet de magie, et "Pouvoirs" (Passages) sont révélateurs de cette quête d’un poème-action, interrogeant la possibilité d’interaction entre le monde de la pensée et l’extérieur par l’utilisation d’un "concentré d’énergie psychique". "Si vraiment il y a dans les mots une force efficace, si à la force intérieure du sentiment intense on peut faire prendre une direction…" ("Pouvoirs").
   Février 1948. Moment de rupture, de deuil. Nous deux encore, texte dont on ne peut "s’emparer frontalement" comme le dit Raymond Bellour, est écrit à la suite de la disparition de la femme d’Henri Michaux dans un incendie*. De février à mars 1948, Michaux répond à la catastrophe en produisant plus de trois cents dessins.
   Composé d’un côté par "Liberté d’action" et "Apparitions" publiés avant 1948, et de l’autre par "Portrait des Meidosems" rédigé ultérieurement, le recueil La Vie dans les plis (1949) est donc divisé par cet événement tragique.
   Dans Liberté d’action se déploie un "je" tourbillonnant, ironique et rageur, c’est l’odyssée de la "défense folle" de l’enfance, loin des voyages imaginaires, nous sommes face à une "autre vie possible et terriblement personnelle" (Bellour, p.1100), quand "je circulais entre les falaises d’adultes obscurs" ("Vieillesse de Pollagoras"). On suit l’analyse de processus psychiques comme dans, entre autres, "La séance de sac" : "Il y avait un grand adulte encombrant./ Comment me venger de lui ? Je le mis dans un sac..."
   À l’opposé répond la souffrance des Meidosems, le dernier peuple imaginaire dont Michaux fera le portrait, "regardant non par leurs yeux crevés, mais par le chagrin de leur perte". Si le mot "âme" est surprésent dans ce portrait, s’il semble que les Meidosems soient aériens, en apesanteur, vibratiles, d’une fluidité insaisissable, sans consistance, sujets de toutes les métamorphoses - "ils prennent la forme de liane pour s’émouvoir" -, ils sont aussi saisis de spasmes électriques, et ne savent plus "comment se tenir, comment faire face", le visage calciné "ils vivent surtout dans des camps de concentration". Ils sont voués à "un Présent sans issue". Apparaît avec les Meidosems le lien essentiel écriture-peinture, puisque la première édition fut accompagnée d’une série de lithographies faite par Michaux.
   Au milieu des années 50, Michaux change d’inspiration, quittant les rivages de pays imaginaires, de fables débridées, il expérimente la mescaline, Misérable miracle et L’Infini turbulent en retracent les linéaments. Il "entre dans une tourmente hallucinogène". La tonalité volontairement appuyée de traité scientifique - l’observation d’un cas - n’empêche pas progressivement d’accéder, hors des territoires de la volonté et d’un humour destructeur, à une ouverture dépassant ses refus. "On se sentait plutôt pris et prisonnier dans un atelier du cerveau." Un cerveau fonctionnant à une vitesse inouïe. On entre dans l’univers brouillé où "la mescaline image et réalise instantanément sensations ou idées". Un infime séisme permanent. "Le triomphe de l’abstrait." La mescaline fait des images "si exactement dépouillées... si uniquement visuelles qu’elles sont le marchepied du mental pur". Mais surtout à partir d’une "pensée expérimentale", s’entrevoit le dépassement de soi-même par l’accélération, une vitesse qui n’est plus le tempo de Michaux, hors de tout contrôle, comme changer de corps.
   Erreur de dosage ou lapsus gestuel, Michaux absorbe le sextuple d’une dose, et sombre dans une "folie schizophrénique". C’est le moment d’une grande épreuve de l’esprit, imposée, il se sent réduit à une ligne, sans frontière, n’étant plus rien.
   Loin de cette expérience, un moment apaisé, mystique, dans L’Infini turbulent, où Michaux voit "des milliers de dieux". Pour la première fois il éprouve un sentiment d’adhésion, d’osmose avec le monde et contemple "un élément commun à tout l’univers, le lien, le raccord et la base infiniment simple… unissant tout, qui accomplit la continuité universelle".
   Les nombreux dessins accompagnant Misérable miracle et L’Infini turbulent racontent l’autre versant de cette trajectoire pétrie par la drogue. Loin des dessins idéogrammatiques d’un langage originaire et d’une multitude de corps et de visages de Face aux verrous, se trace l’image d’un séisme, de tremblements sillonnant des pages marquées par une coupure, un sillon.
   La relation de Michaux et de la peinture s’inscrit dans toutes ces œuvres de maturité, de l’irrémédiable présence affolante de visages ("En pensant au phénomène de la peinture") aux dessins à la ressemblance d’un tracé d’électroencéphalogramme, inclus dans Misérable miracle, Michaux en se parcourant est protéiforme, et  "Comme une aiguille sismographique mon attention la vie durant m’a parcouru sans me dessiner". 

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(1) Cité par Raymond Bellour dans la Préface du tome I des Œuvres complètes, La Pléiade.

Philippe Barrot  

                   

* mention fautive, qu'il m'appartient de corriger : en janvier 1948, c'est dans l'appartement que le couple Michaux louait rue Séguier à Paris que Marie-Louise fut victime d'un accident : son peignoir de nylon ayant pris feu alors qu'elle repassait son linge, elle fut très gravement brûlée. Aussitôt prévenu, Henri Michaux - alors en déplacement à Bruxelles pour régler des affaires de famille consécutives à la mort de son frère Marcel (survenue en 1945) - revient à Paris. Il accompagne sa femme dans ses ultimes souffrances jusqu'à la mort, le 19 février. Effondré, Henri Michaux écrit : "Je ne trouve plus devant moi que le vide."      Daniel Martinez

                                                                                                                

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