"Le Brigand", de Robert Walser, traduction de Jean Launay, éditions Gallimard, 1985, 160 pages, 85 F
Les premières lignes de L’Institut Benjamenta ont révélé aux lecteurs français, par la traduction de Marthe Robert (Grasset, 1960), la voix étrange de ce grand écrivain suisse de langue allemande : « Nous apprenons très peu ici, on manque de personnel enseignant et nous autres, garçons de l’Institut Benjamenta, nous n’arriverons à rien, c’est-à-dire que nous serons plus tard des gens très humbles et subalternes. » Peu connu de son vivant, Walser a été admiré par les plus grands de ses contemporains : Kafka, Hesse, Musil, Walter Benjamin.
Quand il publie Vie de poète (1917), il est revenu depuis quatre ans à Bienne, sa ville natale, petite bourgade du canton de Berne. Dès 1892, à 15 ans, il abandonne l’école malgré des résultats honorables, et en 1895, quitte sa famille – des commerçants aisés –, pour une vie d’aventures poétiques et théâtrales et un quotidien de petits travaux précaires. En 1905, il rejoint à Berlin son frère Carl, peintre et décorateur de théâtre, et ces huit années berlinoises où il fréquente l’avant-garde littéraire sont fécondes. Tout en suivant une formation de domestique et en étant, quelque temps, laquais dans un château, il publie des poèmes dans des revues et ses trois romans Les Enfants Tanner (1907), L’Homme à tout faire (1908), L’Institut Benjamenta (1909). De retour à Bienne en 1913, il est atteint par une dépression, la première.
En 1921 il s’installe à Berne, continue à écrire de petits textes, des feuilletons, des « microgrammes », même dans la maison de santé de Waldau où il est hospitalisé en 1924. Mais quand il est, en 1933, interné – contre son gré –, à l’hôpital psychiatrique de Herisau, il se tait pour toujours. Robert Walser est mort seul dans la neige le jour de Noël 1956.
Francine de Martinoir
Ce livre, Le Brigand, est un rescapé, un enfant trouvé. Son auteur, qui ne lui avait pas donné de titre, et ne l'avait pas baptisé "roman", l'avait rédigé au crayon, sur vingt-quatre feuillets non numérotés, d'une écriture minuscule, difficilement lisible, et il n'y avait jamais fait allusion, ni dans les lettres, ni dans des conversations dont nous avons gardé la trace.
Cette rédaction semble dater de l'année 1924, selon les érudits qui, avec dévotion et compétence, ont déchiffré ce "microgramme" (c'est leur mot), un déchiffrement en deux temps (1972, puis 1986), qui a accompli des merveilles.
Dans la première édition, que j'avais lue, on lisait Felice del Dompa là où le second lecteur a heureusement identifié Fabrice del Dongo, le héros de Stendhal. En 1924, on le sent à cette lecture, Walser était intérieurement agité, et presque trop lucide. En 1929, il fut interné dans un établissement psychiatrique près de Berne, puis transféré en 1933 dans un second établissement près de Zürich, où il resta jusqu'à sa mort en 1956, le jour de Noël, au cours d'une promenade dans la neige. Il n'écrivait plus depuis des années. Sur ces vingt dernières années, on dispose du très beau témoignage de Carl Seeling (Promenades avec Robert Walser, Rivages, 1989).
Pourquoi écrit au crayon, pourquoi l'écriture minuscule, pourquoi le texte enfoui ? Cette discrétion, notons-le d'abord, appartient en propre à Walser, comme aux personnages qui le représentent dans ses romans (Les Enfants Tanner, 1907, Le Commis, 1908, L'institut Benjamenta, 1909). Ils n'aspirent qu'à servir, y compris comme domestiques, ce que l'écrivain fut effectivement à un moment de sa vie. Réussir leur fait peur ou horreur, y compris réussir une œuvre littéraire. Ils ont soif d'obscurité et, en un certain sens, d'inachèvement. C'est par là, dirait-on, que passe selon eux le chemin qui mène à l'accomplissement.
Mais cette explication ne suffit pas pour les "microgrammes" comme Le Brigand. Cette fois-ci, dirait-on, Walser approche dangereusement d'une vérité intime de sa vie, une vérité qu'il désire masquer au moment même où il lui donne expression. Cette vérité touche à ses rapports difficiles avec les femmes (il n'en épousa aucune) qu'il séduit ("Edith l'aime", telle est la première phrase, une phrase décisive), qui lui plaisent, qu'il voudrait embrasser et toucher, auxquelles il voudrait ouvrir son cœur, mais qu'il tient obstinément à distance. La douloureuse vérité du "Brigand" (son nom n'est jamais prononcé) est à chercher du côté de sa vie sexuelle. C'est ce que lui dit "une personne d'un poids non négligeable", et le héros n'en disconvient pas : "Quand on ne s'épanouit pas sexuellement, l'esprit s'atrophie."
Quelle est la nature de l'obstacle ? Le brigand doit réussir à être un homme, au sens viril du mot. Or tout au contraire, de même qu'il a tendance à devenir un domestique plutôt qu'un maître, le voici qui se sent devenir... une serveuse. Il lui arrive de se prendre pour une fille, avoue-t-il au psychiatre, et il ne sent en lui "ni couver, ni se tramer, ni chercher son chemin le moindre désir d'agression ni de possession". Cela ne l'attire "jamais de passer la nuit avec une femme" et il a "un certain désir de se soumettre à quelqu'un, femme ou homme". Le psychiatre le rassure et le congédie : "Vous semblez très bien vous connaître, vous vous arrangez très bien de vous-même."
Tout n'est-il pas dit, dès lors ? S'il s'agissait d'établir un diagnostic, oui, sans doute. Mais l'amateur de Walser ne peut manquer de constater que cette lucidité grandissante, et non dénuée d'humour, se paie chèrement. Le dédoublement qui rend ces pages possibles, entre un narrateur et le brigand, pour donner plus de lumière, tend à se défaire, comme si l'écrivain, se sentant menacé, faisait marche arrière et, cessant de projeter hors de lui-même une part de ce qu'il est, pour mieux l'objectiver et l'examiner, se fondait avec elle, renonçant ainsi au dessein constitutif de son roman, consistant "à prendre garde de se confondre avec le brigand". On a abandonné le versant ensoleillé, innocent, des grands romans de Walser, et c'est comme si désormais ses personnages avaient à faire plus directement, non plus avec le mal en-dehors d'eux, avec le mal du monde, mais avec le mal en eux-mêmes, avec l'immoralité, avec la méchanceté.
Un humilié, un offensé
Ainsi s'explique la caractérisation du personnage comme "brigand", qui donne son titre au livre. Le héros de Walser reste un faible, un humilié, un offensé ; c'est un célibataire, un plébéien, un domestique. Un innocent, un modeste. Il est, en ce sens, apparenté aux personnages de Kafka (qui aimait ses romans, même s'il mourut bien avant lui). Mais le héros est cette fois-ci aussi un homme orgueilleux, qui aspire à dominer, à séduire. Son intelligence lui révèle qu'il n'y a pas d'intelligence sans une certaine dose de méchanceté, et il a en lui assez de méchanceté qui séduit, qui pousse les autres à l'aimer. "Vous êtes un gredin parce que vous ne l'êtes pas du tout et que vous devriez absolument l'être un peu", lui dit finement une demoiselle. C'est par là que Le Brigand s'apparente, fût-ce ironiquement, aux "romans de brigands" qui fleurirent en Allemagne autour de 1800, popularisant des éléments littéraires issus du Götz de Berlichingen de Gœthe, et des Brigands de Schiller.
C'est ce qui explique aussi l'étrange parenté, soulignée plusieurs fois par le narrateur, entre le personnage de Walter Rathenau, l'homme d'affaires et homme d'Etat allemand, assassiné par un terroriste d'extrême droite en 1922, lors d'un attentat qui augurait d'un sombre avenir. Rathenau qui était d'origine juive, qui était ambitieux et puissant, se trouvait connaître Walser, qui parle plusieurs fois de lui en termes ambigus, à la fois admiratifs et hostiles (on trouve la même ambiguïté chez Musil, et chez d'autres intellectuels de l'époque). Proche de Rathenau, comme du Julien Sorel de Stendhal, le "brigand" sait, d'un savoir intime, ce qui menace les puissants, et les livre aux faibles : "Il était comme la feuille qu'un enfant arrache d'un coup de baguette à sa branche, parce qu'il a remarqué son isolement."
La force, chez Walser, prend naissance dans la faiblesse ; en d'autres termes, c'est son innocence, son étrangeté, son manque d'expérience, qui lui donnent l'extraordinaire spontanéité qui fait de lui, comme créateur de phrases, un véritable magicien (1). Il est en proie à une surexcitation mentale qui le fait avancer tout en se sachant surveillé (par lui-même), d'une grâce dans l'allure qui le libère du poids de ce qu'il sait quand même. Le narrateur-écrivain avoue souvent écrire "ce qui lui passe par la tête", refuser d'interrompre le mouvement incessant de son babillage : "Une plume préfère écrire quelque chose incongrue plutôt que de se reposer ne fût-ce qu'un moment." Peut-être est-ce là un des secrets d'une écriture de qualité, c'est-à-dire qu'il faut toujours que quelque chose d'impulsif entre dans l'écriture. Il lui faut, dit-il encore, "un rien de chancelant, d'élastique".
Dans Le Brigand, plus encore dans les textes rassemblés dans La Rose (Gallimard, 1987) (2), qui datent de 1925, cet art dangereux va à ses limites, qui sont plus la mièvrerie ou la complaisance que le délire. Mais ce risque lui aussi contribue à tenir en haleine, à séduire, et à émouvoir.
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(1) Sur la phrase de Walser, dont le mouvement est si difficile à décrire, voir l'article de Claude Mouchard, "Phrase aventureuse", dans le n° 62-63 du Nouveau Commerce. Claude Mouchard, aux mêmes éditions, a traduit en octosyllabes un "dramolette" innocent-pervers de Walser, Blanche-Neige, en 1987. Signalons aussi, paru aux éditions Zoé de Genève en 1989, Félix, une série de dialogues écrits en 1925 sous forme de microgrammes ; et l'excellente traduction, aux éditions L'Age d'Homme, de L'Homme à tout faire (alias Le Commis) par Walter Weideli en 1974.
(2) Publié en 1925, ce recueil de très courts textes ou microgrammes est le dernier à être édité avant la mort de Robert Walser, ndlr