"A la pêche aux ombles-chevaliers", de Jean-Marie Gibbal, un texte inédit de janvier 1991
Le poète et ethnologue Jean-Marie Gibbal (1938-1993) a dirigé la revue "Exit" dédiée à l'art et à la poésie, revue qui vit paraître 13 numéros dont deux doubles (décembre 1973-automne 1977). Voyageur impénitent, il avait un point d'attache à Meylan, en Isère. Il est né et mort à Grenoble.
Grand connaisseur des phénomènes de transes en Afrique centrale et au Brésil, on lui doit Guérisseurs et Magiciens du Sahel (Anne-Marie Métallié, 1984), Les Génies du fleuve : Voyage sur le Niger (Presses de la Renaissance, 1988). A propos d'un ami, Jean-Marie Gibbal a écrit Georges Perros, la spirale du secret (Plon, 1991). Pour ce qui est de ses ouvrages littéraires et poétiques, citons Le Masque intérieur (Pierre-Jean Oswald,1973), première œuvre littéraire à porter à l'actif de Jean-Marie Gibbal, paru l'année même de la sortie du numéro 1 d'"Exit". Un extrait de ce livre vous est proposé sur l'ancien blog : http://diereseetles-deuxsiciles.hautetfort.com, à la rubrique "Auteurs", saisi le 4/10/2021. Viennent ensuite Le Petit livre du désir fou (Le Verbe et l'Empreinte,1977), Le Sens de l'orientation (Recherches, 1980), Éclats (Convergences,1983), Le Sortilège des terrasses (Hôtel Continental, 1984).
Ce texte à présent, qui tient du journal, un journal rétrospectif s'entend, en date du 1er août 1962 - l'auteur avait alors 24 ans - est encore inédit. L'omble-chevalier (Salmo Salvelinus) est une sorte de saumon à la chair délicate, qui vit surtout dans les lacs d'Europe centrale, et très haut dans les Alpes, voici :
Jean-Marie Gibbal
Depuis quelques temps le lac du Vallon, situé au nord-ouest du massif de l'Oisans, revient souvent dans mes préoccupations. Difficile d'accès, près de 2000 mètres d'altitude, il est peuplé, paraît-il, de poissonneux bancs d'ombles-chevaliers, de truites glacières qui, seuls, peuvent vivre si haut. J'arrive donc le 1er août dans la soirée à Chantelouve, hameau encore très retiré en 1962, tapi sur le versant sud du col d'Ornon. Je décide de passer la nuit sur place et de tenter, le lendemain, l'escalade.
Le sentier de départ me paraît mal tracé, les voies d'accès se perdent dans le mur très raide qui surplombe le petit village, aussi, en attendant la nuit, je recherche informations et conseils qui me permettront d'entreprendre l'escalade avec quelque marge de sécurité. J'ai la chance de rencontrer, dans ma quête, deux jeunes gens qui ont également décidé d'entreprendre le lendemain de grimper jusqu'au lac. Nous concluons spontanément un accord : ils me feront bénéficier de leur connaissance du terrain, je les aiderai dans la pêche grâce à mon matériel, aux amorces et aux techniques de capture que je possède.
Nous nous retrouvons bien avant l'aube, dans le nuit finissante. La montée sera rude, il n'est pas question de s'attarder. Les deux garçons reviennent chaque année aux vacances dans ce pays qu'ils connurent alors qu'ils étaient tout jeunes, quand leur père, fonctionnaire des Eaux et Forêts, y séjournait. Ils m'entraînent dans une escalade à laquelle, seul, j'aurais probablement renoncé, tant les voies d'accès se révèlent difficiles à trouver et à suivre. En un point de l'ascension, le sentier a été arraché sur près de cent mètres par une avalanche, et nous devons nous encorder pour franchir le passage dangereux. Nous retrouvons au-delà une progression moins périlleuse mais tout aussi épuisante. Nous avançons très lentement car nous convoyons une tente et des vivres pour deux jours, en plus du matériel d'escalade, des amorces et des lignes.
Nous arrivons enfin dans la combe alors que le soleil est déjà haut. Le Vallon est un lac glaciaire de plusieurs hectares, coincé entre des pentes raides. Tourné vers le nord, il reste à l'ombre pendant de longs mois. Cette année, une partie de sa surface est encore recouverte par une banquise alors que nous sommes au milieu de l'été. Nous trouvons avec peine une surface plane, dépourvue de caillasses, pour y planter la tente. Nous nous installons finalement sur une étroite prairie coincée entre le lac et les moraines de son déversoir, tout contre un névé. La pêche va pouvoir commencer.
Suivant une pratique classique, nous nous dirigeons vers l'arrivée d'eau, située sur le côté opposé. Le torrent d'alimentation crée une zone plus oxygénée qui attire les ombles à l'affût des insectes et des vermisseaux entraînés par le courant. Nous faisons ce jour-là une pêche décevante, quelques poissons de taille médiocre : le gros des ombles doit se trouver ailleurs. Dès la tombée du jour, après un rapide dîner, nous nous réfugions sous la tente et nous glissons dans les duvets pour nous protéger du froid qui reste assez vif en été, au-dessus des 2000 mètres d'altitude. Sommeil innocent, plein et profond après cette journée d'efforts, d'air vif et de grand soleil.
Quand nous nous sommes réveillés, bien avant que le soleil ait inondé le cirque des montagnes, nous avons remarqué les fines traces des sabots des chamois, à quelques mètres de la tente. Les gracieux animaux des cimes avaient profité de la nuit pour passer d'une pente à l'autre par le seul trajet praticable en travers duquel nous avions planté notre abri.
Une fois ingurgité les boissons chaudes du petit matin, revint la question lancinante que nous posions la veille : où se tiennent donc les bancs d'ombles-chevaliers qui ont manifestement déserté l'arrivée d'eau ?... Mes deux compagnons décident alors de s'aventurer sur la banquise pour aller pêcher "à l'esquimaude" en bordure de celle-ci, dans les grands fonds du milieu du lac. Bien sûr je les accompagne. Nous nous mettons à avancer pas à pas sur la glace. Les deux jeunes montagnards m'ont tout de suite encadré dans notre progression précautionneuse, l'un devant moi, l'autre derrière, les piolets tendus à bout de bras, perpendiculairement à la marche "comme cela nous ne risquons pas de passer sous la glace, si elle se brise". Jamais je n'aurais tenté seul une telle entreprise ; pris en charge par mes deux guides, je me sens en sécurité.
Une fois arrivés en bordure des eaux lisses, nous avons déplié notre matériel. J'allais connaître la plus intense, la plus extrême expérience de pêche de haute montagne de ma vie pourtant si riche en magiques surprises. J'avais emporté avec moi quelques vairons vivants dont les ombles raffolent. Je les montais sur la ligne avec un cargue de laiton, en guise de plombée et dont on se sert pour pêcher à la "dandine". Il y eut immédiatement à nos pieds des ouches suivies de prises ; de grands ombles très allongés, très maigres, qui auraient parfois pesé deux ou trois cent grammes de plus pour la même longueur dans des lacs à plus basse altitude et mieux situés, où ils auraient trouvé une nourriture plus abondante.
Il faisait très beau ; les poissons étincelants jaillissaient des eaux profondes, sous le soleil qui baignait le monde de rochers, de cascades de glaces et de neige, donnant au lac une teinte d'émeraude claire. Et nous étions au milieu de ce monde. Les ombles étaient là en rangs serrés. Les touches succédaient aux touches et le nombre des prises grandissait. Je n'avais apporté que quelques vairons avec moi, bien suffisants pour une partie de pêche ordinaire. Nous nous les étions répartis. Bientôt le fretin vint à manquer. Nous ne renoncions chaque appât que lorsqu'il était complètement déchiqueté, réduit à rien. Auparavant les ombles se jetaient sur les lambeaux de vairons qui garnissaient encore les montures et nous en prenions àchaque fois plusieurs avant que ne disparaisse des hameçons la moindre trace de chair. Nous pêchions dans une sorte d'exaltation extatique, décrochant au plus vite chaque poisson, replongeant la ligne dans le lac pour bientôt en remonter une nouvelle truite. Il n'était pas question à l'époque d'une limitation du nombre des prises et nous avons poursuivi, soucieux de ne pas gaspiller nos rares amorces au point que nous choisissions chaque victime dans les rangs serrés des poissons, ne laissant mordre que les ombles qui nous paraissaient dignes d'être conservés. Nous en remîmes bon nombre à l'eau. Nous essayâmes de conserver vivants ceux que nous gardions. L'omble chevalier est un poisson extrêmement résistant au froid comme nous en eûmes la preuve ici même. Nous avions aménagé des poches de neige fondue, à même la banquise ; les poissons demeurèrent longtemps dans ce milieu glacé. Ils étaient encore vifs quand, à cours d'appât, nous décidâmes de redescendre. Alors les deux jeunes montagnards remplirent d'eau leurs sacs tyroliens délestés des provisions consommées et aussi des duvets qui furent roulés et attachés par-dessus.
Nous dévalâmes vers la vallée avec ce peu banal chargement. Les ombles arrivèrent bien vivants à Chantelouve. Je ramenais chez les miens une cinquantaine de poissons à la délicieuse chair saumonée, futures agapes d'une grande réunion familiale.
Je ne revis jamais mes deux compagnons d'aventure. En retournant vers le bas-pays je ne savais pas encore que cette partie de pêche allait devenir mémorable dans mes souvenirs. J'avais connu de grands moments dans mon adolescence, le long des torrents du haut-plateau ardéchois ; j'avais vécu le ravissement des rivières poissonneuses de l'Etat de Washington, à l'ouest des Etats-Unis, alors que rôdaient dans la nature de dangereux grizzlis. Je refis bien d'autres pêches, mais aucune ne me marqua de la sorte. Pendant les courtes heures passées au centre d'un cirque grandiose de montagnes, de neige et de glace j'avais connu la pêche miraculeuse que tout halieute rêve un jour de connaître. Cela se passait il y a déjà plus de trente ans. Je ne suis jamais retourné au lac du Vallon. Je voudrais à présent le faire que je ne le pourrais pas, trahi par mon corps qui m'empêche de marcher sur les pentes des sommets, comme autrefois. Mais point de regret, les moments d'élection en aucun cas ne se répètent, leur souvenir doré permet quelquefois d'en rencontrer d'autres, différents, sur le chemin.
Jean-Marie Gibbal