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"Voie de disparition" : Yves Leclair, Librairie La Brèche éditions, avril 2014, 56 p., 6,90 €

Après des études de musique et de Lettres, puis sa rencontre avec Yves Bonnefoy en 1975, Yves Leclair s'est tourné vers la création littéraire. Dès 1978, Yves Leclair collabore régulièrement à la revue L’École des Lettres (éd. L’École des loisirs), puis, à compter de 1988, à la NRF où Jacques Réda commence à publier ses poèmes, ses essais, ses notes de lecture et ses chroniques. Écrivain, Yves Leclair a publié des journaux poétiques, des récits et des essais, notamment aux éditions du Mercure de France, la Table Ronde et Gallimard. Il a traduit les troubadours (Jaufre Rudel, Peire Cardenal). Le poète et essayiste a participé à de nombreuses revues comme la NRF, Critique, Europe, Etudes, Diérèse... ainsi qu'à différents ouvrages (Encyclopédia Universalis, etc). 

Pour ce qui est de Diérèse, Yves Leclair y est présent dans les numéros 44 (avril 2009) - spécial Jean-Claude Pirotte, 54 (octobre 2011) - spécial Richard Rognet, 59/60 - hommage à Nicolas Dieterlé, 64 (mars 2015) et le sera dans le numéro 85, à paraître le 24 octobre 2022.
Voie de disparition est le quatrième livre qu'il a publié à la Librairie La Brèche, en voici un extrait :

 

 


Dans la vitrine

Il y a la vitrine, assurément, cette devanture du visage, du Visage composé, recomposé, relooké, comme le prétend un tic de langage, ce masque d'acteur qu'exige nativement toute vie sociale. Il y a l'homme d'écran, par exemple, qui fait écran quand il s'agit de se faire transparent, de disparaître dans le décor. Il y a ce visage aussi bien, ce masque en chacun de nous, qui ne veut pas perdre la face.

Derrière cette façade peut-être nécessaire à l'équilibre du château de cartes de la société, derrière le décor, le bal costumé des apparences (jusque dans les mots si habiles eux aussi à tromper), c'est l'ange du paradis de l'enfance qui peut soudainement apparaître ou la demoiselle de la cerisaie ou telle superbe villa à l'abandon, un potager en jachères, le ravage ou l'effroi des ruines. Mais quand les traits vieillissent, le masque cache difficilement un autre masque, celui de la mort.
Le carnaval se transforme en danse macabre.

Et, pendant ce temps, au beau milieu de cette mascarade, nous faisons des nœuds, souvent sans nous en rendre compte. Pour attacher quoi ? Le chien à sa niche ? La vie à un collier ? La corde à notre cou ? Les nœuds sont du côté de la mort.
Au contraire, il s'agit de dénouer, de démêler, de donner du lest, de soulager, de libérer, d'affranchir, de desserrer l'angoisse. Il faudrait fonder une école du dénouement.
En réalité, pour ce qui me concerne, mon grand-père en aura été le maître. Je me souviens de sa patience infinie, minutieuse, son calme silencieux, quand il m'emmenait à la pêche à la carpe et aux anguilles, sur les bords de la Sèvre Nantaise, du côté de Tiffauges et du château de Barbe bleue. Il m'apprit à démêler les nœuds du fil de nylon emmêlés, indéfaisables que faisait ma ligne. Or il s'agit bien de cela, d'aller à la pêche et de démêler les lignes des pages, les lignes de vie.

Ce qui noue encore plus cette vie même, c'est toute la lourdeur d'un certain monde immonde (technocratique) qui fait de cette Terre un paradis raté et dont nous sommes, tous, à un titre ou à un autre, les agents administratifs. Et dire que ce monde-là semble l'emporter, avoir raison sur l'autre monde, léger, libre et invisible.

De quoi remplissons-nous nos emplois du temps ?
Tout est là. Dans ce vide. Vide d'un pont suspendu, sur cette estampe japonaise de Hiroshige intitulée Vue lointaine du mont Akiba, la vingt-sixième des Cinquante-trois stations du Tokaïdo. Vide au-dessus duquel passent un moine et son acolyte, retenus par un fil de cerf-volant en guise de lune, tandis que deux personnages penchés sous leurs chapeaux grands comme des champignons, leur balaient la route. Le Vide se trouve là aussi bien sous nos pieds qui courent après la lune, ou encore dans ce précipice, tout en bas de ce monde où sont penchés - notre terre est décidément bien basse - des paysans que la perspective lointaine réduit à trois fois rien, les pieds dans la boue du fleuve, occupés corps et âme à sarcler la rizière. Eux peut-être tomberont de moins haut.

Le temps (ou la vie qui passe) - sentiment qui croit avec l'âge - accélère. Et plus que jamais aujourd'hui, dans l'engrenage des machines. Vies comme des grains de riz.
Savoir s'arrêter à temps, ou de temps en temps, sur la pente savonneuse de son bonhomme de chemin, au-dessus de l'abîme.


Yves Leclair

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