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"Fandango" de Sergi Pàmies

Pour Sergi Pàmies, écrire est "un métier aussi digne ou indigne qu'un autre", et son histoire est liée à celle de ses parents, dont le père fut exilé politique, ainsi qu'il s'en est fait le témoin dans Chansons d'amour et de pluie (éd. Jacqueline Chambon, 2014). Né à Paris en 1960, il n’apprend le catalan qu’à l'âge de dix ans, quand ses parents rentrent à Barcelone, mais c’est cette langue qu’il choisit quand il devient écrivain. Journaliste à El País, il travaille également pour la radio et la télévision. Il est aussi traducteur, de Jean Echenoz, d’Amélie Nothomb, Guillaume Apollinaire, Daniel Pennac et de Jean-Philippe Toussaint notamment. Depuis 1983, avec Aux confins du fricandeau jusqu'en 2021 avec L'Art de porter l'imperméable, Sergi Pàmies a été publié aux éditions Jacqueline Chambon, pour ses huit livres parus, et traduit principalement par Edmond Raillard.
La nouvelle de ce jour a été écrite en 1988 :

 

 

FANDANGO



Les gens disent que ce n’est pas une solution, mais il s’en sortit grâce à la boisson. Il l’avait décidé : chaque jour, une bouteille. Ce pouvait être du vin, du gin, de la bière ou de l’eau de Cologne ; n’importe quel liquide inflammable assez puissant pour adoucir l’onde de choc du souvenir. Il mit près de deux ans à se rendre compte qu’il n’en avait plus besoin, et alors, il s’arrêta, mais pas tout à fait, juste comme avant : seulement le vendredi, quand la ville s’apprête à fêter n’importe quoi pour ne pas aller se coucher directement.

Il ne perdit pas ses amis parce qu'il en avait peu, et parce qu’ils étaient loin, travaillant à des entreprises du genre de celles qui vous obligent à vivre séparé de votre famille, à l’autre bout du monde, pour revenir de nombreuses années plus tard, bourré de devises, le visage plus sombre et le sourire plus triste. Il leur écrivit, ça oui, et ils lui répondirent de laisser tomber, que c’était inutile, que la boisson ne devait pas ruiner ce qu’une femme n’avait pas pu détruire. Mais en réalité, ils se trompaient : l’alcool, comme un dissolvant, effaça toute trace de la femme.
Une journaliste de la télévision lui proposa de participer à une émission consacrée à l’alcoolisme, mais il refusa. Il avait horreur de ces farces, où des pécheurs repentis s’efforcent de rendre exemplaire un drame personnel qui, dans la plupart des cas, n’est ni dramatique ni personnel, et encore moins exemplaire. Lentement, il s’habitua à travailler, à mettre de l’ordre dans sa vie et à remplir ses heures de loisir aussi nombreuses que celles consacrées au sommeil - avec autre chose que de l’ennui et des restes de mémoire dévastée.
Pour se prouver qu’il l’avait oubliée, il regardait de vieilles photographies. Il ouvrait la boîte et posait son regard sur ces yeux noirs qui ne l’étaient pas assez pour qu’on pût les comparer à la nuit, au charbon, à un tunnel, au jais, à la gueule du loup, ni à aucune des choses noires auxquelles on compare habituellement les yeux noirs. Ils étaient noirs, un point c’est tout, d’un noir discret, absolument pas spectaculaire, car ce qui était important, ce n’étaient pas qu’ils fussent noirs, mais leur expression, qui se résumait à un regard courageux, mélange d’enthousiasme, d’impatience et, surtout, d’obstination.
Quand on lui parlait d’elle car il y avait toujours quelqu’un pour lui parler d’elle il ne disait rien. Il se forçait à sourire, avalait sa salive, transpirait, prenait un air gauche, gêné, mais tenait bon. Sa carcasse était assez solide pour supporter cette attaque de l’extérieur, tout comme n’importe quelle attaque de l’extérieur. Il comparait le souvenir à un engin sans charge explosive, à une de ces grenades qu’ils lançaient à l’armée, à l’entraînement, quelque chose qui avait l’air capable de donner la mort mais qui, en réalité, n’était que symbolique, et encore…
Au réveil, il avait l’impression d’avoir fait un voyage en train, condamné aux éternelles secousses d’une voie ferrée qui passait sous lui (quand le rêve était en couleur), ou sur lui (quand il était en noir et blanc). Mais tout de suite, la situation redevenait normale, et avec l’aide d’une douche prolongée, il réussissait à commencer la journée du bon pied. Il savait qu’il n’était pas un convalescent parce qu’il ne marchait pas à petits pas, qu’il ne toussait pas, qu’il n’était pas sale et décoiffé, qu’il ne pleurait pas sans raison, qu’il n’était pas astreint à un régime médical strict et brutal.

Il se trouva nez à nez avec elle, à la porte d’une agence bancaire dans laquelle ils avaient partagé deux livrets d’épargne et un compte courant. Ils se regardèrent, mais il ne se troubla pas et, étrangement, il en fut surpris. Ils eut la certitude que même s’il se masturbait la mémoire, il ne sentirait rien. Un visage familier, avec une vague présence mobile qui luttait pour se situer dans un sentiment concret et défini, comme une voiture qui cherche une place pour se garer et en trouve une trop petite et essaye à nouveau, une, deux, trois, quatre fois, et doit finalement renoncer.
Elle le regardait encore et, habilement, elle traversa son indifférence pour s’installer dans ses veines, de l’air de quelqu’un qui revient dans un endroit familier après plusieurs années et s’étonne en découvrant qu’on a changé le plafond de l’appartement, le papier peint des murs, la lumière de l’ascenseur, la disposition des meubles, et constate avec indignation que non seulement les odeurs ne sont pas les mêmes qu’avant, mais que le lit n’est plus là, pas plus que le chewing-gum collé sous la chaise, le miroir de la salle à manger, ni rien qui puisse être considéré comme une trace, une présence.
Déçue, elle lui demanda comment il allait, et il lui répondit qu’il allait bien, qu’il était venu retirer de l’argent et qu’il avait dû courir pour ne pas être en retard. Il la regarda pour vérifier que les grains de beauté étaient toujours au même endroit. Oui : un près de l’oreille droite, un autre sur la joue gauche, et le dernier sous la lèvre. Il lui dit qu’il devait entrer, et elle l’accompagna jusqu’au guichet. Pendant qu’il parlait avec le caissier, elle pensa qu’il avait l’air plus mince, plus calme, plus sûr, plus tout, mais peut-être parce qu’elle savait qu’il était trop tard , elle décida de ne rien regretter.
Il l’écouta. Elle avait une nouvelle voiture, elle habitait près de chez ses parents, elle aimait son nouveau travail, elle avait fait un voyage au Portugal, elle attendait un enfant. Elle avait voulu l’appeler, mais elle ne savait pas comment lui expliquer, et puis, il lui semblait que le téléphone était froid. Elle était contente de l’avoir rencontré et de voir qu’il avait pris le dessus. Elle avait beaucoup souffert quand quelqu’un elle ne savait plus qui lui avait dit qu’il buvait plus que de raison, pour oublier. Elle avait été sur le point de revenir, mais quand on a décidé de changer de vie, il est très difficile de revenir sur ses pas.
La voiture était une Peugeot à quatre portes avec un essuie-glace à l’arrière. Il ne voulut pas qu’elle le raccompagne, parce qu’il devait passer par la quincaillerie, acheter une nouvelle chaîne pour la chasse d’eau. Elle sourit et il eut la sensation que ce n’était pas un sourire, mais plutôt un hameçon, un piège. Il ferma la porte. Tout en baissant la vitre, elle tourna la clef de contact et le moteur gronda prétentieusement. Elle sortit la tête et lui offrit ses lèvres, rouges. Il s’en approcha, les yeux fermés, mais serein.
Il y avait plus de vingt minutes que la voiture n’était plus là, mais lui était toujours debout au bord du trottoir, comme un bec de gaz. Il n’arrivait pas à y croire. Il l’avait vue, il avait parlé avec elle, il l’avait embrassée quelque chose de fugace, certes, mais d’assez long pour qu’elle glisse sa langue et qu’il la repousse , et il était heureux. Il le savait, parce qu’il ne pouvait pas bouger, et que le moindre geste aurait libéré son envie de crier, de sauter au cou des passants, d’embrasser les arbres ; de sauter, de rire hystériquement jusqu’à ce qu’il ait épuisé tous les éclats de rire.

La nuit était tombée et son sourire ne s’était pas effacé de son visage. Il respirait comme s’il venait de naître, avec impatience. Les rares passants le regardaient mi-curieux, mi-indignés, comme si le fait de voir un homme paralysé sur la voie publique était une preuve indubitable de ce que le monde allait à vau-l’eau, fatalement. Des pigeons noctambules s’approchèrent de lui, des chiens déshérités, des nomades anonymes qui voulaient lui vendre toutes sortes d’objets interdits, mais toujours à bon prix, et, naturellement, deux agents de police.
Le dialogue fut impossible parce que les policiers voulurent savoir ce qu’il faisait là, comment il s’appelait, s’il avait ses papiers, s’il était malade, et un tas de questions auxquelles il était difficile de répondre. Il les voyait ; c’est-à-dire : il promenait son regard sur ces silhouettes en uniforme en essayant d’y reconnaître quelque chose. Mais il était confus, en partie parce qu’il sentait que les deux hommes tentaient de le tirer de son état hypnotique, et en partie parce qu’il était convaincu que ce n’était pas un état hypnotique, mais un vertige profond et fascinant.
Il aurait voulu leur dire que quelqu’un l’attrapait par le coude et qu’immédiatement, un mécanisme incontrôlable se déclenchait. Il explosa : les bras en l’air, le sourire disloqué, les cordes vocales violées par un cri sauvage, comprimé ; des sauts, mais pas des petits sauts fades de danseuse, des vrais sauts, d’une maison à un arbre, d’un monument à un mur, avec une trajectoire irrationnelle, comme celle d’une balle en caoutchouc poursuivie par un enfant. Il ne put être stoppé que par l’eau d’un bassin, avec une statue sale, hommage à un peintre surréaliste.

Après une douche, il sortit sur le balcon. Le fait de marcher jusque chez lui l’avait soulagé, vidé d’une angoisse qui semblait avoir augmenté au fur et à mesure qu’elle devenait inutile. Maintenant, une cigarette entre les doigts, il pouvait parler. Il dit : « phoque », « golf », « Paquita », « Maroc », « gamba », « knock out », et il s’appuya à la rambarde rouillée du balcon. Demain, il commençait un autre voyage, avec des clients qui ne voulaient pas acheter ce qu’il vendait. Mais cette fois, il avait de nouveaux échantillons, et même si celui-ci était fragile, il avait quelque espoir. Il regarda les voitures qui passaient et il vit qu’une grosse larme lui coulait sur le menton, tombait et se désintégrait sur le toit d’un taxi.
En mille morceaux dit-il. Et il alla se coucher.

Sergi Pàmies

 

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