"Différences à quatre mains", de Rosmarie Waldrop, traduit par Paol Keineg, éditions Spectres familiers, mai 1989, 700 exempplaires, 64 pages, 60 F
Née en 1935 en Allemagne, Rosmarie Waldrop vit à Providence, Rhode Island (États-Unis). Elle est poète, traductrice et, avec son mari Keith Waldrop, co-dirige les éditions Burning Deck depuis 1961. Cette maison d’édition au long cours est un cas unique, un modèle clef dans le monde de l’édition de poésie. Rosmarie Waldrop a traduit entre autres Edmond Jabès, Jacques Roubaud, Emmanuel Hocquard, et plusieurs poètes allemands. Des traductions de son travail ont été publiées en France et dans de nombreux pays d’Europe.
Les livres qu’elle écrit en commun avec Keith Waldrop seraient l’œuvre d’un « troisième Waldrop », qui n’écrit ni tout à fait comme Keith, ni tout à fait comme Rosmarie.
Le dernier livre traduit de Rosmarie est En voie d'abstraction, prose philosophique, traduite par Françoise de Laroque de Driven to Abstraction, éditions L'Attente, 2020. Aux éditions Spectres familiers, deux opus ont paru, de l'auteure : Quand elles sont douées de sens, traduit par Françoise de Laroque, 1989 • Différences à quatre mains, traduit par Paol Keineg, 1989. Pour les lecteurs du blog, ces extraits du second :
CLARA ET ROBERT SCHUMANN :
COURTISE
Clara et Robert, deux talents exceptionnels, ici sur un daguerréotype, souriants, instant figé entre des rafales de musique.
Clara, le nom fait bien sur une affiche, annonce, excessivement mince, la pianiste de six ans, mais "plus robuste que six garçons".
Clara dans le "chiroplast" (afin qu'elle grandisse correctement). Clara qui se promène trois heures par jour (accompagnement : arbres) "pour se tremper les nerfs".
Robert amoureux, et le temps presse : "Elle a quatorze ans, gambade et court çà et là comme une enfant."
Un projet de sympathie : "Comme je ne peux demain te rendre visite, sur le coup d'une heure, je jouerai l'adagio et penserai à toi. Si tu en fais de même, nos esprits se rencontreront, mouvement invisible, à la porte Petit-Thomas ou dans les parages."
Herbe verte, si verte, quatorze ans, gambadant et farouche. Mais Robert passe à gué des fleuves de cercueils. Le vent lui fouette les yeux. Un frère n'est pas immortel, une mère n'est pas à emporter, logée dans les vertèbres. Seul le piano peut faire varier la hauteur des paupières battues, mettre aux prises la couleur avec la douleur, arc-en-ciel dans l'air raréfié. Ici gît le réconfort. Solides tranches de sommeil. Pourtant il désire ne pas se sentir à sa place. Déjà on discerne l'angoisse, extrêmes ruées d'eau rythmées.
Clara est célèbre et en tournée.
"Clara, Clara, je mettrai de l'ordre dans mes accords. Je vois clair en mon cœur, chagrin et inquiet, brisé, violent, improbable et prouvé. C'est impossible : ton père ne peut pas refuser. J'ai entière confiance en ma musique et en mes pressentiments de mort. Je ne peux me tenir dans le vent. Je ressemble plus à des stores à lames mobiles qu'à la chaleur ou au froid. Et pourtant, bien que tu dises que tu m'aimes, tu pars en tournée avec ton père ?"
Choléra à Paris, récital retiré par vaine précaution. Mais Vienne, Clara, là-bas vous tournez les pages. De l'histoire, de l'"Appassionta", des désirs, dont et pour quoi, du père Wieck, son sabot fendu, sa cupidité. Robert que l'absence offense.
Vous jette la piqûre d'une plume trouvée sur la tombe de Beethoven, sceau rouillé posé sur un rêve d'eaux plus étrange que des corps plus profonds à venir. Soupirs métalliques, vous savez qu'on est seul la plume à la main, non pas une prière publique rouillée. La cadence se poursuit en couleur. Parachevée par une lenteur introspective ni simple ni molle. Robert va au tribunal, ton mineur et cause.
Clara, vos doigts dérivent, poissons parallèles, à travers préludes et fugues. On a le temps, croyez-vous, chaque goutte une promesse de fraîcheur, nue. Il est terriblement l'heure pour Robert, faire vite pour maîtriser la technique : une invention exquise, mécanique, relever le quatrième doigt, passer la camisole de force au plus faible raidi et immobile qui ne frappera plus une touche.
Il est tout entier nuages et ombre. Vacille quand il s'arrête de penser. Menacé par les fleuves. Sa recherche de l'agitation s'écarte, remous turbulents, fluide des yeux. Il aimerait ne pas bouger.
Clara abandonne quelque chose en se mariant ? Cela ne lui est jamais venu à l'esprit. Ni à Clara.
Deux, quels qu'ils soient, s'opposent. Vous marchez sur du bruit. Le vent le plus froid souffle des confins de la peur. Qui a été couché par écrit. La passion n'est pas naturelle. Mais le corps et l'âme sont meurtris par la mélancolie, fruit des rives sèches et tordues. La perte décolore la peau. Par moments vous dévorez des pommes, à d'autres vous vous mordez la main.
Rosmarie Waldrop