"Où j'étais alors, où je suis maintenant", de Jeremy Reed, traduit par Patrick Hersant, 1991
Né en 1951 dans le Jersey, Jeremy Reed a commencé à publier des poèmes dans des magazines et de petites publications dans les années 1970. Il a écrit plus de vingt-cinq livres de poésie (en français : L'invention d'Isidore Ducasse aux éd. La Différence, 1996), douze romans et des volumes de critique littéraire et musicale. Il a également publié des traductions de Montale, Hölderlin, Adonis, Cocteau... Poète prolifique et non conformiste, son œuvre,
Jeremy Reed, Soho, Londres, 2012
Photographie : Gregory Hesse
pour ces raisons mêmes, est mal connue en France, mais gagnerait à l'être. "On n'avait pas vu un poète doué de tant d'imagination depuis Dylan Thomas" a écrit de lui Kathleen Raine. Jeremy Reed vit à Londres.
Ses derniers recueils de poésie : Le Livre noir (2016), Bleu clair rouge (2016), Candy 4 Cannibales (2017), Shakespeare à Soho (2017).
En esprit, je descendais d'une haute colline parmi des champs bleus de gentianes. Cuissardes dorées, pantalon de velours noir et blouson doré n'étaient que les vêtements rituels de mon initiation. La cloche d'une vache vibrait au loin dans les prairies. Ils m'attendaient. Au fond ils n'étaient pas loin. Le changement s'était produit sur un plan intérieur avant de s'étendre à la réalité extérieure. Toute peur était absente. Les ils-elles m'attendaient. Il fallait passer une rivière, puis une plaine se déployait jusqu'à une cité blanche sous un ciel vert. Blake était passé par là, et Rimbaud, et Artaud, faisant tinter une cloche avec frénésie. Et Trakl avait trouvé sa sœur Grete qui l'attendait au bord de la route. Ils avaient marché, main dans la main, vers cette dimension nouvelle.
La poésie, selon Wallace Stevens, est la Fiction suprême. Elle donne naissance au mythe d'un état immortel : j'imagine, donc je transcende. Ma pensée est analogique, métaphorique, imagiste. Je subjectivise, je suis donc interchangeable avec l'objet. Ma façon d'aborder le monde est particulière, intense, dissociée. Ce que je désirais alors, je m'efforce encore de l'accomplir : une tension d'harmonie qui réconcilie l'intérieur et l'extérieur. Le monde autonome qui brille en moi, avec ses couleurs fiévreuses, ses visages articulés, ses paysages internes aveuglants, est le cosmos identifiable où je passe ma vie. Non pas la folie, mais la réalité.
Ecrire est une manière d'harmoniser le déséquilibre. Quand j'entame un poème, je suis tendu, raidi comme pour affronter dans la mer une lame froide et tranchante. J'ai aperçu à travers la vague une présence signalée par un éclair, un vacillement de sémaphore. Tout est mouvant et refuse de s'apaiser. Le chemin vers ce qui n'est pas encore m'apparaît comme un processus de découverte. Si j'ai toujours su ce qu'il m'a été donné de découvrir par le poème, pourquoi le recouvrement est-il à ce point difficile ? Mais il fallait que je l'aborde ainsi ; commencer par la fin m'aurait fait basculer dans le bleu. Les poèmes s'achèvent par un point d'interrogation extensible à l'infini ; le poète y accroche son dernier mot, et la planche continue de vibrer au-dessus du bassin.
Mes lectures d'alors étaient puisées dans la collection de poésie moderne de Penguin. Rilke, Montale, Quasimodo, Herbert, Holan, Apollinaire, Evtouchenko, Enzensberger, Popa, parmi d'autres, m'ouvraient un monde par-delà les confins de la poésie anglaise. Apollinaire donnait à voir les moyens de l'expérimentation. Rilke l'incarnation de l'ange dans l'imagination. Enzensberger faisait éclater la syntaxe logique. Holan rendait humaine la souffrance. Herbert et Popa montraient que la poésie peut être le véhicule de la science ; Montale et Quasimodo parlaient au nom d'une poésie où le romantisme métaphysique s'enracinait profondément dans une conscience physique des beautés naturelles de l'Italie.
Je devenais chaque jour plus conscient du caractère irréversible de mon engagement poétique. Seras-tu professeur, avocat, fonctionnaire ? me demandait-on à l'école. Je savais n'avoir aucun rôle à jouer parmi toutes ces fonctions. Elles représentaient pour moi une absurdité, une perte de temps, la poursuite dans le monde adulte d'une discipline scolaire. Les hommes cherchent le confort dans une conformité collective. Je ne voulais rien de tout cela. J'avais pris un risque. Je me souciais peu du gain matériel facile qui accompagnait le monotone ennui d'une carrière. L'éclair nerveux aveuglant qui suscitait le poème, la liberté de vivre au cœur de l'air bleu et d'écrire, voilà quelle serait mon existence.
Jeremy Reed